En ouverture de cette journée, Nancy Delhalle, co-fondatrice du CERTES, proposait de considérer le théâtre comme une pratique sociale. D’abord, ce regard évite de devoir discuter de quelles créations constituent (ou non) des « œuvres de théâtre ». Ensuite il apporte un avantage méthodologique car si le théâtre est un événement social (la coprésence en un lieu d’acteurs et de public), on peut alors observer où, dans quel cadre, avec qui et avec quel dispositif il a lieu. Au-delà de ces aspirations théoriques, l’initiative du CERTES est aussi proche de projets pratiques comme, par exemple, l’installation au Val-Benoît de La Chaufferie, incubateur de projets artistiques (cofondé notamment par Nathanaël Harcq, directeur de l’ESACT, et Olivier Parfondry, directeur de Théâtre et Publics, tous deux membres du CERTES et intervenants à la journée d’étude).
Ce 19 Avril, quatorze intervenants sont venus apporter un éclairage sur cette vaste question du positionnement du théâtre dans l’espace social. Parmi eux, et dans l’assemblée, se trouvaient des chercheurs (en sciences sociales, en architecture, en psychologie, en philosophie et lettres…), des artistes responsables de structures (Alain Chevalier, Valérie Cordy), des professeurs et des étudiants. Du côté des organisateurs, quelques constatations orientaient l’élaboration du programme dont ces quelques points (très sommairement résumés) :
Le quotidien est rempli d’un nombre croissant d’outils technologiques qui influencent, forcément, la création artistique. En parallèle, la globalisation des moyens de communication, l’augmentation des possibilités des divertissements (spectaculaires) et leur grande accessibilité vont de pair avec une minorisation du théâtre. Cependant, le caractère social et vivant de celui-ci peut précisément aussi être le déclencheur d’un regain d’intérêt dans une société à laquelle certains reprochent d’être désincarnée, de manquer de rapports sociaux sensibles. S’ajoutent également des enjeux économiques. L’art n’est pas épargné par la logique du chiffre ou la mode de l’entreprenariat. Le théâtre, lui, ne rapporte pas et « la crise » vient peser sur l’allocation des subsides. Mais, penseront certains, le vivant crée du lien, fait se rencontrer des gens, et cela peut, en partie, justifier qu’on y contribue. De multiples questions se posent donc sur la place, les enjeux et les modalités du théâtre dans l’espace social. Reste aux artistes, éléments pourtant centraux, à se positionner dans cet univers en transformation et à jongler avec ces différents éléments pour mener à terme leurs projets. À ce foisonnement de pistes de réflexion, les intervenants de la journée du CERTES, ont chacun apporté un éclairage propre à leur domaine. En fin de journée, apparaît l’impression que ces sujets se recoupent.
Plusieurs semblent situer un tournant aux alentours des années 1990 ; peut-être les débuts de l’ère des réseaux, peut-être le néo-libéralisme qui change de visage mais se maintient cependant. Au théâtre, peut-être un retour à des formes plus engagées par rapport à la décennie précédente, tandis que, de leur côté, les politiques culturelles font appel à l’art pour résoudre les fractures sociales. L’articulation entre théâtre et action sociale est, du reste, bien présente aujourd’hui. Des artistes vont “créer du lien” et, dans de nombreux cas de figure, ça marche. Des collectifs sont parvenus à redynamiser des quartiers et des formes d’éducation populaire se maintiennent. L’action commune est d’ailleurs ce qui justifie bon nombre de démarches de sortie hors les murs et d’investissement d’autres espaces publics. Néanmoins, l’efficacité de ces actions sociales est à nuancer. La participation nécessite que les personnes impliquées se sentent concernées et qu’il y ait un impact tangible (Pierre Lénel ; Anne-Sophie Nyssen). Autrement dit, le constat est que l’action doit dépasser le stade de la consultation ou du sondage. De plus, concernant les gestes artistiques qui mettent l’accent sur l’œuvre sociale, le risque de récupération commerciale existe. La menace serait que l’art soit légitimé comme un outil de développement urbain qui offre de sympathiques perspectives touristiques, qui « fait joli ».
En ville, des prestations artistiques remettent au goût du jour un vocabulaire plus performatif. Elles se focalisent sur le corps, l’espace sensible et la matière. La participation du « public » se fait également sur ce mode, l’engagement est donc aussi celui du corps. Le jeu (théâtral) peut se comprendre au sens premier d’imaginer, d’inventer des règles, et de laisser place à l’inattendu. Certaines propositions artistiques, dans la ville, invitent des gens à changer de perspective et à vivre une expérience ; une promenade insolite ou une performance dans un bâtiment abandonné par exemple (Catherine Aventin, Rachel Brahy). Le jeu devient, pour certains, un moyen d’entraîner à la réinvention urbaine et sociale (Céline Bodart). La théâtralité cherche à réinviter l’inattendu dans le quotidien.
Des exemples de reconfiguration qui, lorsqu’elles ont lieu, font que les mots peuvent ne plus tout à fait correspondre au terrain, comme la distinction entre théâtre “de salle” ou “de rue”. D’une part, les prestations hors-les-murs se multiplient, et d’autre part, le théâtre de rue peut être institutionnalisé par les festivals. Néanmoins, derrière ces appellations (un peu abstraites) les artistes sont confrontés à la réalité « du terrain ». Ceux qui performent dans un lieu qui n’est pas prédestiné à la représentation sont face à des circonstances concrètes : les intempéries, la proximité avec le public, le transport du matériel… (Charlotte Charles-Heep).
Effectivement, face à ces perspectives quid de la place des artistes ? Comment négocient-ils/elles leur position parmi ces reconfigurations et échappent-ils/elles aux tentatives de récupération ? Finalement, ils et elles sont à l’initiative des projets exposés. Si des créations artistiques peuvent participer au développement de la ville tant structurellement, en en repensant l’architecture par exemple (Stéphane Dawans), que socialement (créer du lien), là n’est pas forcément la fonction artistique, ni nécessairement l’intention des principaux intéressés, d’ailleurs. Intervient un autre éclairage important : celui de la subversion. Un geste théâtral ou performatif peut aussi avoir comme visée de se jouer de l’ordre établi, de déranger, pour susciter le débat ou pour agir en contre-pouvoir (Karel Vanhaesbrouck). Les artistes ne sont pas les gardiens d’un a priori de cohésion sociale et l’agitation peut parfois être fructueuse si ledit ordre social comporte quelque chose d’insoutenable.
En 2011, Alternatives théâtrales consacrait son numéro 109 au "Théâtre en sa ville" (numéro disponible en commande).