16 novembre.
Résultat du vote d’ « À vous de choisir » : Moby Dick a gagné.
Je n’ai pas voté pour cette pièce. Je n’ai jamais lu le livre d’Herman Melville. A priori je ne suis pas très « romans d’aventure du 19e siècle ». Mais j’aime beaucoup Orson Welles, ses plans hypergraphiques, son noir et blanc parfait, son rapport à la fiction. Et j’aime les défis.
C’est maintenant la course contre la montre. La première est le 17 janvier.
La pièce est en anglais. J’essaye de la lire mais je bute sur le registre de langue beaucoup trop soutenu et poétique pour moi. J’attendrai la traduction française.
Les ateliers de construction du théâtre de Liège s’attendent à ce que je leur remette des plans de construction dès le lendemain des votes …
Hyperventilation : je me dis que ça va être impossible, en si peu de temps, avec une pièce non traduite, une distribution à faire, une quinzaine de personnes sur scène, un texte si mythique.
Et puis je me rends à l’évidence : c’est exactement l’histoire décrite dans Moby Dick : une vaine et impossible chasse.
Il faut le prendre comme un défi, un processus excitant et ne pas transposer les exigences d’un spectacle « normal ». Ne pas essayer de réussir. Il faut se laisser aller à l’euphorie de la fabrication d’une aventure. Comme quand on construit des cabanes dans la forêt avec ses copains.
Les palpitations cardiaques ont diminué, je commence à faire des recherches iconographiques et regarde toutes les versions cinématographiques existantes.
La baleine, et la mer me paraissent être les principaux défis à résoudre pour permettre de raconter l’histoire. Mais comment représenter ce foutu cachalot ?
Je repense à la tétralogie de Wagner, et à l’affaire du dragon. Fafner est un élément crucial de la narration : un géant qui a pris l’apparence d’un très méchant dragon. C’est ce que le spectateur attend : « comment ont-ils résolu cet épineux problème de dragon ? » Dans mon souvenir c’est presque toujours râté, ridicule, kitsch, pas du tout effrayant.
Je regarde toutes les vidéos possibles de Siegfried de Wagner avec l’espoir de trouver une astuce de traitement qui permettrait d’évoquer le gigantesque, l’animal, le vivant, le terrifiant mais rien ne me semble satisfaisant. Il faudrait définitivement un vrai cachalot.
Je cherche sans trop y croire sur google « vrai cachalot » et là : le cadeau du ciel !
Presque trop beau pour être vrai. Je tombe sur une baleine hyperréaliste échelle 1, fabriquée pour un collectif d’artistes-activistes anversois : « Captain Boomer ». Une baleine qu’ils échouent sur différentes plages d’Europe sans jamais révéler si elle est vraie ou fausse.
C’est une évidence.
J’aime l’idée que cette baleine ne s’en sorte finalement pas vivante, même si ce n’est pas exactement l’idée d’Herman Melville. Pour moi c’est un pas de plus dans la vanité totale de cette quête : un élément hyperréaliste qui rattrape la fiction du récit.
Après en avoir discuté avec l’équipe, je contacte le collectif qui accepte de nous louer la baleine pour notre spectacle, à la seule condition que nous n’utilisions pas la baleine pour faire de la publicité. Je suis hyper soulagée.
Une telle baleine sur scène contraint d’une telle manière que l’espace de jeu et son organisation en deviennent assez implicites. Il faut commencer par la fin. Ce gigantesque cadavre implique une décision dramaturgique de taille : nous commencerons le récit après le naufrage du Pequod, comme une reconstitution.
Reste maintenant à trouver comment faire rentrer cette baleine dans le théâtre. Construite en un morceau, la baleine fait quinze mètres cinquante de long et deux mètres soixante de large et la porte d’accès au plateau du rutilant nouveau Théâtre de Liège… deux mètres quarante !
Quelques réunions d’experts grutiers, directrice technique, constructrice et techniciens plus tard, nous voici au jour J de la livraison du cachalot. La place du XX Août est bloquée, les badauds sont nombreux sous un beau soleil d’hiver pour admirer le spectacle : suspendue en l’air par les griffes de la grue d’un gigantesque camion découvert, la bête est doucement introduite, tournée, glissée et déposée sur le plateau du théâtre. Au centimètre près. Miraculeusement !
Soulagement général.
La journée se passe. Le soir venu je me connecte aux réseaux sociaux. Un homme a posté une photo de la baleine sur l’autoroute, réalisée pendant qu’il conduisait, avec comme commentaire « j’aurai vraiment tout dépassé dans ma vie ». Notre cachalot est devenu viral. Tous les médias s’emparent des images et y vont de commentaires les plus loufoques. C’est le véritable buzz. Dans les boulangeries liégeoises, on ne parle que d’« un cachalot mort qui a été transporté sur un camion pour une pièce de théâtre ». Je suis mal à l’aise vis-à-vis du collectif Captain Boomer, à qui j’ai promis de ne pas utiliser le cachalot pour la comm mais je n’y peux strictement rien ! La fiction a rattrapé la réalité. Et les ventes de billets ont explosé…