Isabelle Dumont : WALPURGIS, LOD et Transparant sont les trois premières structures de théâtre musical apparues en Flandre au tournant des années 1990, mais vos parcours et vos missions sont assez différents…
Judith Vindevogel : Absolument, nous sommes avant tout une structure de compagnie, d’artistes, tandis que LOD et Transparant sont des maisons de production. Le 15 février 2019, ça fera 30 ans que j’ai créé le premier spectacle de WALPURGIS [1]. A l’époque, j’étais intéressée par le théâtre et par la musique – surtout lyrique par ma carrière de soprano – mais je ne trouvais mes marques ni dans l’un ni dans l’autre. Après un cursus en secondaire pour devenir danseuse professionnelle, j’avais suivi des cours de chant et deux ans de philosophie à la VUB puis une formation théâtrale au Studio Herman Teirlinck à Anvers. Au même moment, j’ai rencontré le comédien et metteur en scène Dirk Opstaele lors d’un stage d’opéra à l’Académie d’été d’Alden Biesen dans le Limbourg, avec de grands artistes qui donnaient des cours et où l’on avait l’occasion de créer un spectacle. J’y ai chanté le rôle-titre de La Navarraise de Massenet mise en scène par Harry Kümel. Après ça, je n’avais plus envie de retourner à l’école de théâtre, je voulais faire quelque chose d’inédit avec l’opéra, comme ça avait été le cas lors de ce stage.
Avec Dirk Opstaele et la soprano Sylvie Sivann, on a créé l’ensemble Leporello en 1986, puis en 1987, j’ai fondé la compagnie WALPURGIS avec Lukas Pairon, mon compagnon de l’époque qui travaillait au festival de Flandre. L’idée était de créer un centre de recherche et de production pour le théâtre musical. Cette notion de recherche et de développement était très importante dès le début. Avoir le temps d’explorer, de mener des étapes de travail…
ID : Te sentais-tu inspirée par d’autres initiatives menées du côté musical ou théâtral pour décloisonner les genres, interroger les formes et les pratiques ?
JV : J’étais opposée au mode de fonctionnement hiérarchisé et élitiste de l’opéra, je voulais créer des spectacles accessibles à tous, même à ceux qui ne connaissaient rien au répertoire. Mais c’est plutôt ce qui se passait au niveau du théâtre qui m’a inspirée au départ, en particulier la compagnie hollandaise Maatschappij Discordia : sa façon d’organiser le travail et de créer collectivement a beaucoup influencé les compagnies des années 80 comme Tg Stan, Marius, De Roovers ou nous… mais Discordia ne pratiquait pas de théâtre musical. Ce qui se passait en musique contemporaine m’a été apporté par Lukas Pairon. On a alors commencé à créer des productions avec des compositeurs comme Luc Brewaeys ou Peter Vermeersch…
ID : Vos productions sont de facture multiple et surprenante, que ce soient des créations à partir de compositions musicales contemporaines – comme The Medium, reconstruction of a murder (2014), séance musicale qui se mue en thriller psychologique –, des adaptations d’opéras classiques pour jeune public ou des lectures de livrets lyriques mises en espace…
JV : On crée des projets très différents les uns des autres, dont aucun n’est plus représentatif de WALPURGIS que l’autre. Par exemple, retravailler un opéra pour jeune public, c’est assez récent dans mon parcours, et je n’en ai réalisé que deux jusqu’ici : Princesse Turandot en 2011 (d’après Turandot de Puccini, avec arrangements musicaux de Rudi Genbrugge)[2] et Fidelio en 2016, le seul opéra de Beethoven (avec arrangements musicaux de Jago Moons).
Dans les lectures de livrets, on a développé un concept particulier : on sépare la musique du texte, de sorte que le contenu puisse résonner de manière nouvelle à nos oreilles et être mis en lien avec notre époque, à la fois sous forme de clin d’œil et de regard critique.
Pour ma prochaine création, Wij, de verdronkenen (Nous, les noyés), je travaille avec le compositeur Peter Spaepen et Bot, un ensemble hollandais qui fabrique lui-même ses instruments de musique – parfois analogues aux vrais !
Ma démarche est toujours basée sur le fait de chercher la musicalité dans le théâtre et la théâtralité dans la musique. D’ailleurs mon premier spectacle, Mignon, était basé sur des lieder de Schubert, Schumann et Wolff. Ce n’est pas un répertoire prévu pour être mis en scène mais je l’ai articulé avec le texte-source de Goethe, Les années d’apprentissage de Wilhelm Meister, et là je me suis rendue compte que Mignon était une enfant, migrante, autiste… ce qui a évidemment changé mon interprétation de ces lieder qui sont d’habitude chantés hors contexte par une voix-type. La chanteuse Marianne Pousseur participait aussi à cette première création. Je l’avais entendue dans le Pierrot lunaire de Schoenberg et la force de son interprétation vocale-verbale m’a donné envie de travailler avec elle.
Et puis il y a le rythme, fondamental pour moi. Ça, c’est l’influence de Fernand Schirren [3] avec qui j’avais cours dans l’école de théâtre à Anvers. Il m’a fait comprendre que le rythme était primordial et lié à la gravité. Il traduisait ça par « eh … boum », c’est-à-dire que le rythme est toujours quelque chose qui va avec (boum) et contre (eh) la gravité. C’est une énergie qui doit être vivante et vécue. Je n’ai commencé à la savourer qu’après des heures de répétition de cette même phrase « eh… boum » frappée avec une baguette sur un tambour ! Mais je la perçois désormais en tout. Je suis donc très attentive à la façon dont un comédien rythme son texte, son phrasé, je cherche toujours la dimension musicale du langage. Même dans le corps, il y a un rythme qui doit être en accord avec la voix – ou pas parce que la dissociation peut être intéressante aussi…
ID : En 1998, WALPURGIS s’est doté d’un lieu, deFENIKS…
JV: Beaucoup de choses ont changé quand on a eu notre propre espace de création à Borgerhout (un des districts d’Anvers). Ça nous donnait la possibilité d’inviter des artistes, d’échanger, de collaborer… Le monde devenait plus grand ! Ensuite, on a créé le FENIKS FESTIVAL pour donner de la visibilité aux artistes qu’on avait rencontrés, à d’autres spectacles que les nôtres.
ID : Vous êtes maintenant installés à Mortsel, toujours en région anversoise, dans un lieu plus grand, avec une salle de répétition qui est aussi salle de spectacle et des espaces pour des cours ou des résidences d’artistes.
JV : On reçoit une subvention pour l’ensemble de notre projet, dont le lieu fait partie. Mais les conditions sont de plus en plus difficiles, au point qu’on a dû annuler le festival l’an dernier. On voit autour de nous des compagnies et des structures qui n’arrêtent pas de grandir… moi ça ne m’intéresse pas trop. Mais je trouve qu’il y a urgence en matière de politique culturelle par rapport à la diffusion : on nous demande de créer, de créer, mais ensuite les spectacles ne tournent pas, ou seulement certains d’entre eux, dans un circuit d’échanges entre coproducteurs. C’est absurde et frustrant. Toute création devrait au moins être jouée dix fois…
Ce qui me préoccupe le plus aujourd’hui dans notre projet de compagnie et notre maison de création, c’est le rapport avec la société : comment l’art peut agir dans le monde… La question écologique, les inégalités sociales, les migrations, tout ça m’interpelle beaucoup, et j’essaie de trouver des moyens de créer des ponts entre la culture et les autres secteurs. C’est dans ce sens-là que je veux évoluer. Et j’aime que deFENIKS accueille non seulement des spectacles et des artistes mais aussi des ateliers, des cours, et des personnes de tous horizons : un atelier de recyclage, un atelier de couture, un « collectif nourriture » qui propose des produits bio… Etre à la fois un centre d’art et une maison de quartier, ça me plaît beaucoup.
ID : Sur votre site walpurgis.be, je vois que vous avez beaucoup d’artistes en résidence cette année ?
JV : Ce sont des jeunes qui explorent le théâtre musical, lequel a mille visages, autant de visages que de créateurs. C’est ce qui le rend difficile à cerner mais passionnant à explorer. Tuning People est pour moi le groupe de théâtre musical le plus intéressant du moment. J’aime leur démarche aventureuse, provocatrice. Ils pensent vraiment « out of the box » visuellement et acoustiquement, tout en exploitant les moyens artisanaux de la scène. Je pense aussi à Carmien Michels, une jeune poétesse slameuse…
Le théâtre musical est un genre très pertinent pour les temps que nous vivons, parce qu’il correspond à notre monde interculturel. Il est vraiment un exercice en dialogue entre les spécificités, les pratiques, les besoins différents du théâtre et de la musique. On le perçoit très bien dans nos lectures de livrets où textes chanté et parlé sont dissociés : le texte qui est dit est parfois très banal mais quand surgit la musique, il prend soudain de la profondeur… C’est un cliché de le dire mais c’est vrai : la musique dit des choses qu’on ne peut pas dire en mots.
[1] Le nom de la compagnie vient de la “Nuit de Walpurgis” évoquée dans le Faust de Goethe. C'est une nuit de sabbat où les genres masculin/féminin n’ont plus d’importance… et dans la nuit peuvent naître de choses qui n'était pas visibles avant. [2] Princesse Turandot a connu une version en français et en allemand, et a été récompensé par le YAMA (Young Audiences Music Award) Public Award en 2014 [3] Musicien, compositeur et pédagogue, Fernand Schirren (1920-2001) a été professeur de rythme à MUDRA, l’école de danse fondée par Maurice Béjart, au Studio Herman Teirlinck à Anvers puis à P.A.R.T.S., l’école de danse fondée par Anne Teresa De Keersmaeker. Schirren a marqué des générations de danseurs, chorégraphes, musiciens et autres artistes. Fruit d’une dizaine d’années de travail, son manuscrit Le Rythme primordial et souverain a été publié en fac-simile en 1996.
Cet entretien est inclus dans le sommaire du #136 Théâtre <-> Musique, Variations contemporaines.