Le doux pour le dur

Kunstenfestivaldesarts 17, semaine 1.

Mithkal Alzghair dans "Displacement". Photo Frederic Hanssens

Croiser un Syrien dans la rue à Bruxelles n’entraîne aucune réaction particulière. Nous ignorons la nationalité des personnes qui nous entourent ; la multiculturalité de nos rues est un habitus. A contrario, regarder entrer en scène un danseur syrien dont on connaît la nationalité rappelle instantanément qu’il existe au théâtre plusieurs qualités de silence. Celui qui règne dans la Goudenzaal du Beurschouwburg ce soir est d’une intensité palpable. Chaque geste, chaque pas est scruté avec une attention rare par l’audience faisant corps, comme si chaque geste, chaque pas, était capable de dire enfin, mieux que tout autre canal d’information, le vrai de la guerre et de l’exil. Aucun mot et presque pas de musique ; de la précision, des regards choisis, du tact. Une atmosphère cotonneuse malgré les bottes qui s’autonomisent et les drapeaux blancs qui en disent long. Pas besoin d’agresser la salle pour évoquer le vrai de l’horreur, en somme.

La veille, autre réalité, deux Iraniennes, sans bouger, sur un plateau presque nu, chuchotent pour faire dialoguer une mère dans le coma et sa fille à la recherche d’indices du passé dans le Téhéran des années 2070. La dystopie ne s’encombre pas de l’emballage de la science-fiction. 2016 est regardé depuis 2070 mais seules de calmes voix féminines et de courtes vidéos familiales nous y invitent. S’il est question d’un meurtre et d’une soif inextinguible de justice et de vérité, la quête et l’enquête se mènent sans éclat de voix et dans une lumière tamisée.

Shadi Karamroudi dans "Voicelessness". Photo Roberta Cacciagla
Shadi Karamroudi dans « Voicelessness ». Photo Roberta Cacciagla

La veille, les Barcelonais d’El Conde de Torrefiel, qui l’an dernier poussaient les curseurs des décibels et des stroboscopes au seuil de la douleur dans leur GUERILLA, composent désormais dix tableaux qui invitent à la contemplation. Si le texte – dix inscriptions d’individus dans leur contexte urbain européen – possède la violence désespérée des meilleurs Angélica Liddell, il n’est ici que projeté dans le silence, ou énoncé posément par une voix off, et n’est mis en dialectique que par les compositions visuelles délicates (même quand elles provoquent ouvertement) de quatre hommes muets qui, d’une ville d’Europe à l’autre, affichent la même forme de dilettantisme caressant. Ballons et sacs plastiques à la Quesne, émasculation symbolique colorée et souriante, plantes vertes. Seul un gong à Kiev nous sort de la moiteur, mais sans surprise ni vrai heurt : on nous emmène vers l’intensité pas à pas, petit à petit, doucement.

Tirso Orive Liarte, Nicolás Carbajal Cerchi, David Mallols et Albert Pérez Hidalgo dans "La posibilidad que desaparece frente al paisaje". Photo Titanne Bregentzer
Tirso Orive Liarte, Nicolás Carbajal Cerchi, David Mallols et Albert Pérez Hidalgo dans « La posibilidad que desaparece frente al paisaje ». Photo Titanne Bregentzer

Trois spectacles qui déploient une sérénité scénique complète alors même que leurs sujets laissaient présager du fracas et de la fureur.

Il n’y a guère que Transquinquennal et Rafael Spregelburd cette semaine qui semblent échapper à cet hasardeux constat. Leur Philip Seymour Hoffman par exemple repose essentiellement, comme La Estupidez avant lui, sur une hystérisation ludique du plateau à coups d’innombrables entrées, sorties, changements de perruques et costumes des cinq interprètes. Mais, à bien y regarder, si les personnages féminins luttent et tentent de s’affirmer, c’est pour mieux faire ressortir par contraste l’atonie du vide identitaire porté par les trois piliers du collectif (Breuse/Decleire/Olivier). À l’abyssale question « qui sommes-nous vraiment ? », Spregelburd et Transquinquennal ne répondent plus que par la négative, sans oser plus rien affirmer.

Manon Joannotéguy et Bernard Breuse dans "Philip Seymour Hoffman, par exemple". Photo Herman Sorgeloos.
Manon Joannotéguy et Bernard Breuse dans « Philip Seymour Hoffman, par exemple ». Photo Herman Sorgeloos.

Les quatre spectacles vus cette semaine au Kunstenfestivaldesarts ont en commun une recherche de la vérité qui ne s’énonce pas frontalement. Si le spectateur est pris en considération par les quatre spectacles et que de nombreux regards lui sont adressés (avec parfois une intensité réelle, comme chez Mithkal Alzghair), l’interpellation verbale directe est bannie. Pour chercher la vérité, on n’en énonce aucune directement. En écho à de multiples batailles politiques récentes perdues, toute revendication paraît désormais vaine. Il s’agit davantage d’afficher sa bienveillance dans l’adresse indirecte et de chercher sa vérité…

Dans les premières pages de leur récent Maintenant, les auteurs du Comité invisible écrivent : « La vérité n’est pas quelque chose vers quoi il y aurait à tendre, mais une relation sans esquive à ce qui est là. (…) Elle n’est pas quelque chose que l’on professe, mais une manière d’être au monde. Elle ne se détient donc pas, ni ne s’accumule. Elle se donne en situation et de moment en moment. (…) Il n’y a pas à « proclamer la vérité ». Prêcher la vérité à ceux qui n’en supporteraient pas même des doses infimes, c’est seulement s’exposer à leur vengeance. Dans ce qui suit, nous ne prétendons en aucun cas « dire la vérité », mais la perception que nous avons du monde, ce à quoi nous tenons, ce qui nous tient debout et vivants. »

Les artistes programmés au Kunstenfestivaldesarts cette semaine semblent l’avoir compris.

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Displacement par Mithkal Alzghair (encore ces 15 et 16 mai au Beurschouwburg)

Voicelessness par Azade Shamiri (encore ce 15 mai aux Brigittines ; il sera très prochainement à nouveau question de ce spectacle ici-même, en guise de prélude au numéro 132 d'Alternatives théâtrales consacré aux arts de la scène en Iran, parution juin 2017).

La possibilidad que desaperece frente al paisaje par El Conde del Torrefiel

Philip Seymour Hoffman, par exemple par Rafael Spregelburd et Transquinquennal
Maintenant par le Comité Invisible, La Fabrique éditions, 2017.
Le Kunstenfestivaldesarts se poursuit à Bruxelles jusqu'au 27 mai.

Auteur/autrice : Antoine Laubin

Metteur en scène au sein de la compagnie De Facto.

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