Dramaturges

En 1999, Joseph Danan ouvrait le n°61 d’Alternatives théâtrales « Écrire le théâtre aujourd’hui » avec ce texte. En guise de prélude à la parution du n°131 « Écrire, comment ? » (mars 2017), nous le re-publions aujourd’hui.

Jacques Bonnafé, Carlo Brandt et Jean-Paul Roussillon dans "King" de Michel Viander mis en scène par Alain Françon (photo de couverture du n°61 d'Alternatives théâtrales). Photo Laurence Lot.

On ne le sait que trop, le XXe siècle théâtral est le siècle du metteur en scène… Il ne s’agit pas ici de brandir contre lui l’auteur oublié. Soyons juste, il l’est de moins en moins. Depuis quelque temps il a entamé son retour. Un long retour.

Mais si le développement de la mise en scène comme art spécifique ne cesse d’être observé et analysé, il me semble qu’on ne l’a peut-être pas suffisamment envisagé du point de vue de l’auteur ni mesuré ses conséquences sur l’écriture dramatique. En clair, on ne s’est peut-être pas vraiment demandé ce qui avait changé pour l’auteur avec l’émergence (et la persistance parfois insistante) de la figure du metteur en scène.

Ce qui se produit à la fin du XIXe siècle avec cette émergence, c’est une dichotomie entre l’auteur et le metteur en scène, qui ne pouvait exister auparavant puisque l’auteur réunissait en lui ces deux figures, non qu’il fût nécessairement un homme de théâtre, “mettant en scène” (comme on ne le disait pas encore) ses propres pièces, mais celles-ci contenaient ce que Bernard Dort appelle, dans un texte essentiel intitulé « L’état d’esprit dramaturgique », un modèle implicite de représentation¹, lié à son temps, avec des variations spécifiques à son propre système d’écriture théâtrale qui constituent sa “dramaturgie” singulière.

Avec l’apparition du metteur en scène, l’auteur de la représentation se dédouble et le metteur en scène développant son regard sur l’œuvre écrite — son point de vue, puisque c’est de cela qu’il s’agit —, le travail de l’auteur dramatique se trouve peu à peu et comme insensiblement modifié. Comme le dit encore Bernard Dort dans le même texte, le lien, en effet, entre l’œuvre écrite et sa représentation ne se trouve plus établi d’emblée, il est à « construire », à « reconstruire à chaque fois », ce qui, proprement, constitue le travail dramaturgique, au sens moderne (et second) de ce mot, qu’il soit effectué par un individu dès lors désigné comme “dramaturge” ou par le metteur en scène. Cela, soit dit en passant, a de telles conséquences sur les œuvres du passé (c’est-à-dire antérieures à la naissance de la mise en scène) que celles-ci, littéralement, ne sont plus les mêmes sous le regard que nous portons aujourd’hui sur elles… bien qu’elles soient, littéralement, les mêmes. Car si la lettre n’a pas changé (je mets à part la question de la traduction), le système dramaturgique qui les sous-tend ne peut plus être considéré de la même manière. Il a perdu sa fixité ; clos sur lui-même à l’origine, il s’est ouvert à la multiplicité des représentations possibles.

Les œuvres d’aujourd’hui sont d’entrée de jeu dans cette ouverture. Certes, la coupure, au sens de l’épistémologie, n’a pas été enregistrée immédiatement par les auteurs dramatiques, et un auteur comme Feydeau, qui était son propre metteur en scène, écrit dans un système clos qu’un metteur en scène aujourd’hui peut choisir de faire exploser, mais au prix d’un coup de force bien plus grand, finalement, que s’agissant d’Eschyle ou de Corneille, comme si, devant la lame de fond dont Feydeau ne peut prévoir l’ampleur, celui-ci avait plus ou moins consciemment construit des digues. On pourrait, pour évoquer des auteurs plus proches, à tout point de vue, de nous, parler de la tentative de Beckett ou de Duras pour clore, eux aussi, le système de leurs œuvres, dans un effort pour fixer sur le papier la représentation.

Si Dort parle du passage du sens classique du mot “dramaturgie” à son sens moderne, et s’il est d’usage d’admettre qu’aujourd’hui les deux sens coexistent dans une sorte de flou inévitable — mais qu’une théorisation plus poussée devrait s’appliquer à éclaircir —, faut-il franchir un pas de plus, ce que Dort, me semble-t-il, nous invite à faire, et entériner la disparition (non sans laisser quelques traces encore) du premier sens ? Il n’y aurait plus alors, à proprement parler, de dramaturgie inhérente à l’œuvre, puisque celle-ci demande à être construite dans un autre temps, second par rapport à l’écriture, celui du passage à la scène. Je m’en tiens ici, volontairement, à la conception traditionnelle de la pratique de l’écriture, qui sépare ces deux temps pour aboutir à un texte (de théâtre, certes, mais un texte) susceptible d’être remis en scène indéfiniment — par opposition à d’autres pratiques (elles aussi aujourd’hui sont multiples) dans lesquelles, par exemple, le travail à partir du plateau, effaçant la frontière entre l’auteur et le metteur en scène ou réunissant à nouveau ces deux figures, aboutirait plutôt à une partition valant pour un événement scénique unique et pas nécessairement susceptible des mêmes variations. Au-delà de cette multiplicité de pratiques, il me semble que cette conception traditionnelle — celle, en somme, de l’écrivain, et du couple, stable ou occasionnel, qu’il va constituer avec un metteur en scène — a encore un avenir.

A quoi tend l’auteur dramatique d’aujourd’hui ? A livrer au metteur en scène-dramaturge (pour Dort, mise en scène et dramaturgie “seconde” sont « deux faces d’une même activité ») un texte à partir duquel celui-ci pourra inventer une représentation que l’auteur n’avait pas prévue (un texte avec lequel il pourra jouer). Ce qui ne signifie pas, pour reprendre la question laissée en suspens un peu plus haut, qu’il (l’auteur) n’élabore pas quelque chose qui est de l’ordre de la dramaturgie : une certaine organisation du temps, de l’espace, de l’action, une configuration de personnages, une distribution de la parole, qui ont peut-être quelque chose d’infrangible, mais comme en-deçà de la représentation — et qui pourtant induisent, parfois fortement, la représentation… Là encore, une théorisation, qui n’a pas été vraiment faite à ce jour, devra bien être tentée.

Se dépouiller de tout modèle de représentation lorsqu’on écrit pour le théâtre ne va pas de soi. Cela exige, plus que de la modestie, une sorte d’ascèse, mais cette modestie est en définitive orgueil et cette ascèse promesse d’abondance. Car le passage qui ne cesse de s’accomplir depuis un siècle, comme une immense charnière entre deux états du théâtre, est à penser comme une chance offerte à l’auteur dramatique : celle de donner le jour en toute conscience et de son vivant (à supposer que le second membre du couple ne fasse pas défaut en se réfugiant dans les valeurs sûres du répertoire passé ou en considérant qu’une pièce contemporaine, une fois créée, n’a plus qu’à être enterrée, auquel cas tout cela reste lettre morte, ou peu s’en faut) à des œuvres dont le caractère potentiel serait pleinement assumé, des machines à produire de la représentation, chaque pièce constituant à la fois une œuvre et, dans l’imprévisibilité de ses possibles scéniques, une pluralité.

A ce point de vue, il me semble que la plupart des auteurs d’aujourd’hui (aujourd’hui que nous ont quittés les deux figures tutélaires que j’évoquais plus haut) pourraient souscrire. Le partage désormais est ailleurs. Dramaturges… Suffit-il qu’un auteur écrive pour le théâtre pour qu’il soit dramatique ? Le fameux — et génial — « faire théâtre de tout » de Vitez n’a pas eu seulement la postérité que l’on sait (pas toujours sans dégâts) du côté des metteurs en scène. Il a fini par atteindre les auteurs eux-mêmes. La “pièce de théâtre” s’est faite “texte”, voire “matériau” pour la scène, dans un mouvement dont un des phares aura été Heiner Müller. Elle n’a pas eu de mal à abdiquer toute prétention à la dramaticité dans un siècle théâtral qui a été aussi sous le signe de la crise du drame². Or, voilà qu’on redécouvre (et c’est une des lignes de force dont pourrait bien témoigner le présent numéro d’Alternatives théâtrales) les vertus de la dramaticité. Il ne s’agit en rien de prôner le retour à la “pièce bien faite” (toujours trop prompte en effet à repointer son nez) mais bien plutôt l’invention de nouvelles figures de ce qui fait l’essence (étymologique) du drame, à savoir l’action, comme forme d’une pensée spécifiquement théâtrale. Action non nécessairement unitaire, souvent, au contraire, brisée, multiple, fragmentaire, insaisissable sous les catégories traditionnelles de la fable et, encore moins, de l’intrigue ; action pourtant — celle-là même de la parole et des mouvements scéniques —, repérable parfois seulement comme suite de micro-actions³.

Or, il se pourrait que ce soit très précisément là, au niveau même de l’action et de ce qui l’organise, que puissent s’articuler au mieux l’écriture d’un auteur dramatique et celle d’un metteur en scène, au cœur d’une véritable dramaturgie — là, disons, que la relation, le “couplage”, fonctionnerait à plein —, plus que dans un “texte-matériau” dont la dramaturgie (au sens premier) absente ne pourrait se trouver qu’imparfaitement palliée par l’élaboration d’une dramaturgie (au sens second). Mais c’est le point où la théorie courrait le risque de se faire normative. C’est donc le seuil sur lequel je m’arrêterai.

Post scriptum, sur le seuil. Peut-être l’extension que j’ai tendance à donner à la notion d’action doit-elle nous conduire à inventer une autre catégorie, permettant de penser quelque chose qui agit, en effet, oui, une puissance agissante — interne et aussi externe : tournée vers le spectateur —, un mouvement, une dynamique mettant en jeu des forces multiples et que le fonctionnement de l’œuvre démultiplie, un levier pour la pensée…

Joseph Danan, juillet 1999.

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Ce texte a été publié dans le n°61 d'Alternatives théâtrales, "Écrire le théâtre aujourd'hui".

 

1. Théâtre/Public, n° 67, janvier-février 1986, p. 8.
2. Cf. Jean-Pierre Sarrazac, « Le Drame en devenir », Registres, n° 2, juin 1997.
3. Je me réfère aux catégories développées par Michel Vinaver, in M. Vinaver (sous la direction de), Ecritures dramatiques. Essais d'analyse de textes de théâtre, Actes Sud, Arles, 1993, p 897.

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