Virginia à la bibliothèque

© Vincent Beaume

A l’initiative d’Edith Amsellem, la compagnie ERd’0, créée à Marseille en 2012 a pour projet de faire vivre le théâtre dans des lieux particuliers, en dehors des scènes dédiées aux représentations de spectacle.

Dans l’esprit d’Antoine Vitez pour qui « il faut faire théâtre de tout », elle investit les terrains de sport, les cours de récré, les parcs et jardins publics pour y faire revivre en les adaptant les oeuvres de Choderlos de Laclos, Witold Gombrowicz ou des versions méconnues du Chaperon rouge.

Ce rapport entre espace réel et fiction trouve une très grande pertinence dans le spectacle Virginia à la bibliothèque (1) imaginé par Edith Amsellem et Anne Naudon d’après Un lieu à soi de Virginia Woolf.

Il a été conçu pour être donné dans des bibliothèques, les représentations faisant l’objet d’une intégration particulière propre à chaque espace, associant la ou le bibliothécaire, utilisant avec ingéniosité les objets, portes, livres, « bibliothèques », rayonnages qui s’y trouvent.

J’ai pu voir le travail remarquable réalisé par l’équipe d’ERd’O à la bibliothèque de Vaison la Romaine (Vaucluse) le 2 avril dernier.

Photographie de Vincent Beaume.

La place des femmes dans la société est le fil conducteur des créations d’Edith Amsellem. C’est en redécouvrant l’oeuvre de Virginia Woolf et particulièrement A room of One’s Own dans la récente traduction de Marie Darrieussecq (2) qu’est né le projet.

Dans cet essai écrit à partir de conférences données en 1928, la grande auteure anglaise s’interroge sur les facteurs et les difficultés qui ont empêché qu’un plus grand nombre de femmes accèdent à l’écriture. Parmi celles-ci l’indépendance matérielle (l’argent) qu’elle déclarait plus importante encore que le droit de vote, et cette « chambre à soi », ce « lieu à soi » à la fois physique (un espace où ne pas être dérangé), et mental (libération des contraintes liées au mariage, au ménage et à l’éducation des enfants) ; sans oublier les critiques empreintes des valeurs masculines traditionnelles qui ont longtemps été dominantes et majoritaires…

Toutes ces questions abordées dans le texte avec engagement et ironie, le spectacle les traduit avec sagacité et humour par de nombreuses et réjouissantes trouvailles scénographiques – Virginia Woolf était sujette à des angoisses et hallucinations- : poubelle qui se déplace toute seule, plante verte qui se met à s’agiter, lumières qui vacillent, livres qui se soulèvent ou disparaissent comme par enchantement, dans un univers sonore étrange… et surtout par l’éblouissante interprétation d’Anne Naudon qui donne sa pleine mesure à ce texte qui garde toute sa force d’inspiration près d’un siècle après sa conception. Quel destin aurait eu une artiste, soeur imaginée de Shakespeare (3) et dotée du même talent ? Quels obstacles aurait-elle dû franchir pour arriver à réaliser sa passion ?

C’est sans doute le lien entre l’univers de l’écriture, des idées, de la pensée, et le jeu de l’actrice dont les mouvements, les gestes, la voix sont habités en permanence par le désir de nous faire partager ces vies empêchées et ces vies rêvées, qui font la réussite du spectacle. Anne Naudon ne fait pas seulement entendre le texte ; ce sont toutes les vibrations de son corps qui participent à sa transmission. C’est dans des moments comme ceux-là, que le théâtre est irremplaçable, que l’ici et maintenant du spectacle vivant trouve toute sa grandeur.

(1) Virginia à la bibliothèque, un spectacle de la compagnie ERd’O, d’après Un lieu à soi de Virginia Woolf, adaptation d’Edith Ansellem et Anne Naudon, mise en scène Edith Amsellem, interprétation Anne Naudon et un(e) bibliothécaire. Création sonore et scénographie Francis Rugirrello.  Créé en 2020 le spectacle après une tournée en France en 2020/2021 et 2021/2022 sera présenté au festival Villeneuve en scène à la bibliothèque de Villeneuve lez Avignon du 9 au 22 juillet 2022.

(2) Un lieu à soi (Folio, 2020), traduit de l’anglais et préface par Marie Darrieussecq, édition de Christine Reynier, disponible en version numérique.

(3) En 1978 le théâtre de l’Aquarium, qui dans le sillage de mai 68, revendiquait un théâtre militant contemporain dans le refus du répertoire et proposant des spectacles écrits à partir d’enquêtes et de documents avait réalisé une création collective, la soeur de Shakespeare dans une mise en scène de Jacques Nichet…

A lire aussi : Virginia, de la poétesse et romancière Emmanuelle Favier qui écrit régulièrement pour Alternatives théâtrales, aux Editons Albin Michel et en livre de poche.

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