Danses sacrées afro-brésiliennes : Eshou et la communication entre les mondes visibles et invisibles

Danse
Entretien

Danses sacrées afro-brésiliennes : Eshou et la communication entre les mondes visibles et invisibles

Le 19 Nov 2021
Fanny Vignals © Bénédicte Bos
Fanny Vignals © Bénédicte Bos
Fanny Vignals © Bénédicte Bos
Fanny Vignals © Bénédicte Bos
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 143 - Scènes du Brésil
143

ENTRETIEN AVEC FANNY VIGNALS, réal­isé en visio­con­férence au Cen­tqua­tre-Paris, le 23 jan­vi­er 20211

José Vin­cente Gualy Blan­co : Nous avons lu la syn­thèse de votre pro­jet de recherche La Bouche du Monde. Est-ce que vous pou­vez nous en dire plus sur Eshou et les divinités orishas en général ?

Fan­ny Vig­nals : On se trou­ve ici sur une ligne qui vient d’Afrique. Le culte aux orishas a été déplacé au Brésil par les yorubas du Bénin, du Nige­ria, du Ghana et du Togo, pen­dant les vagues d’esclavage des XVIe et XVI­I­Ie siè­cle. Arrivés au Brésil, ces peu­ples étaient mélangés à d’autres esclaves, dans le but d’être frag­ilisés. Les orishas ont donc été rassem­blés dans une sorte de famille divine recom­posée, qu’on retrou­ve aujourd’hui dans la reli­gion du can­domblé, dans la ligne du can­domblé qu’on appelle ketu plus exacte­ment. Les orishas peu­vent aus­si être présents dans d’autres cultes comme l’umbanda, le quim­ban­da ou le Tam­bor de Mina. Chaque orisha cor­re­spond à un élé­ment de la nature mais aus­si à des mythes et à des traits de car­ac­tères spé­ci­fiques. En yoru­ba « orí » c’est la tête, et « sha » est asso­cié à la lumière. Donc l’orisha est comme« la lumière de la tête ». On dit que chaque per­son­ne a un orisha « de tête », une divinité qui con­stitue une par­tie de son essence, et avec laque­lle il est bon de com­mu­ni­quer.

Par­mi les 16 orishas les plus con­nus il y a Ogoun, l’orisha du fer, Ochoun, l’orisha des eaux douces, Oshos­si, divinité de la forêt, Ossayan, celle des plantes, Nanan pour la boue, Oshoumaré, l’arc-en-ciel, Omolu, l’orisha de la terre etc. Ces fig­ures sont très proches de l’humain, ni par­faites ni dia­boliques : elles sont famil­ières, drôles, elles ont des défauts, des qual­ités… Elles résol­vent des prob­lèmes entre elles, il y a des his­toires de jalousie, d’amour, de guerre… Et si tous les orishas sont des guer­rières et des guer­ri­ers, ce n’est pas pour rien ! Quand on pra­tique ces dans­es, même dans un cadre artis­tique, on sent claire­ment qu’elles don­nent de la force. Elles sont habitées par des imag­i­naires qui tran­scen­dent notre iden­tité en se matéri­al­isant dans des sen­sa­tions cor­porelles comme, par exem­ple, l’ancrage et la puis­sance, les élé­ments de la nature, l’alternance entre pris­es fer­mes et lâch­er-pris­es, entre déséquili­bre et retour sur son cen­tre… C’est une mul­ti­plic­ité de car­ac­tères et de forces. Et ça va jusqu’à la notion d’héroïsme. Ça peut paraitre désuet ou anachronique, et pour­tant en dansant ces dans­es on sent que ça fait par­tie de nos fon­da­men­taux indi­vidu­els et col­lec­tifs. Enfin je pense. Le courage, en tout cas, est très présent dans ces corps, et on en a toutes et tous besoin !

Eshou est un orisha très par­ti­c­uli­er. Il a été encore plus invis­i­bil­isé et dia­bolisé que les autres orishas parce qu’il représente la sex­u­al­ité (les icono­gra­phies, les stat­uettes… représen­tent sou­vent des phal­lus). Il sym­bol­ise aus­si la magie, l’immatériel, la débrouil­lardise et la mar­gin­al­ité, des aspects très gênants pour les colons, qui ont util­isé les sym­bol­es liés à Eshou pour proclamer que les cul­tures afro-descen­dantes étaient toutes sataniques, et pour pou­voir jus­ti­fi­er les répres­sions vio­lentes. C’est pour ça que beau­coup de pra­tiques et de savoirs autour du culte à Eshou, notam­ment les savoirs dan­sés, ont dis­paru ou se sont transformé·e·s. Eshou est devenu un tabou. Et l’énergie de ce tabou a fait qu’il s’est comme « infil­tré » dans d’autres cultes. Par exem­ple, dans l’umbanda, une reli­gion qui mêle le spiritisme d’origine français à des croy­ances afro-descen­dantes, amérin­di­ennes et catholiques. Eshou s’y est démul­ti­plié en des fig­ures très var­iées, sou­vent d’origines occi­den­tales et mar­ginales comme le gang­ster, le dandy, la pros­ti­tuée, la gitane… Je vois cette fig­ure comme une énergie vitale très forte qui survit par la trans­for­ma­tion et le déplace­ment, quoi qu’il advi­enne.

 Casa do Mensageiro © FV – 2020
Casa do Men­sageiro © FV – 2020

Le can­domblé cherche aujourd’hui à se défaire de ses mar­ques colo­niales. En ce sens les com­mu­nautés mènent tout un tra­vail pour « dédi­a­bolis­er » la fig­ure d’Eshou, pour l’affirmer comme sym­bole de la com­plex­ité du monde, non binaire entre un « bien » et un « mal ». Et c’est donc depuis peu les rites et des ini­ti­a­tions à cet orisha réap­pa­rais­sent.

Sylvie Mar­tin-Lah­mani : Dans votre syn­thèse de recherche en cours2 , on lit qu’Eshou représente la sex­u­al­ité, qu’il est le sym­bole de la com­mu­ni­ca­tion, et endosse une plu­ral­ité de rôles et de fonc­tions…

FV : Oui, c’est très com­plexe. C’est dif­fi­cile de reli­er tous les aspects aux­quels cet orisha est asso­cié. Eshou étant le mes­sager, il est à la base de la com­mu­ni­ca­tion. Dans le can­domblé on donne à manger aux orishas, c’est une façon de créer un équili­bre. Eshou doit être nour­ri en pre­mier car la com­mu­ni­ca­tion est pre­mière : rien ne se fait sans elle, donc rien ne se fait sans Eshou. Il per­met le lien entre le matériel et l’immatériel, entre les orishas et les tam­bours, il per­met la transe. Et puis il est le sym­bole de la sex­u­al­ité qui est vue ici comme un canal de com­mu­ni­ca­tion, de trans­for­ma­tion, de renou­veau, de renais­sance…

Le can­domblé c’est un univers com­plexe. Un univers qui serait conçu à la fois comme une véri­ta­ble sci­ence et une zone secrète à garder. Il y a une beauté dans cette com­plex­ité : j’y vois la beauté du noeud, la beauté du mélange, la beauté des ram­i­fi­ca­tions, des chemins qui se croisent… Et puis la com­plex­ité du can­domblé, et surtout celle d’Eshou, est au coeur des straté­gies de résis­tance et de pro­tec­tion. Com­plex­i­fi­er, brouiller les pistes, ali­menter le mys­tère, voire la crainte ou la ter­reur, ce sont des armes.

Lucas Sur­rel : Avant de pour­suiv­re, pour rebondir sur ce que vous disiez au niveau de la pro­tec­tion : où se situe le secret ? Dans le sens d’une danse sacrée, est-ce qu’il y a une volon­té de con­serv­er cer­tains secrets, et est-ce qu’il y a des réti­cences à partager ces rit­uels et ce à quoi on les attribue ?

FV : Absol­u­ment. Il y a des secrets et il y a des réti­cences. Mais il n’y a pas de règles. Ça dépend vrai­ment de la per­son­ne à laque­lle on s’adresse et de la façon de le faire. Et puis il y a des para­dox­es : par exem­ple, en général il est inter­dit de filmer une céré­monie. Cette inter­dic­tion est même sou­vent un gage de sérieux d’une mai­son de can­domblé. Et pour­tant la cap­ta­tion des fêtes religieuses se développe. À la Casa do Men­sageiro (Mai­son du Mes­sager) 3 , tem­ple dédié à Eshou où on a passé du temps dans le cadre de ma recherche, Maxime Fleu­ri­ot4 et moi avons pu filmer.

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