Fidèles à ses méthodes, Milo Rau et ses compagnons de longue date, les comédiens Sara De Bosschère, Sébastien Foucault et Johan Leysen, ont mené l’enquête, s’immergeant dans les ombres épaisses et lugubres du drame. À Liège, ils ont rencontré la famille et le compagnon d’Ihsane Jarfi, leurs avocats, l’un des tueurs… C’est aussi là qu’ils ont fait passer des auditions, à l’issue desquelles deux comédiens amateurs (Suzy Cocco et Fabian Leenders) et un acteur professionnel (Tom Adjibi) ont rejoint l’équipe de La Reprise. La réalité, étoffe de la pièce, est donc démultipliée : aux personnages de l’affaire Jarfi se mêlent les trajectoires personnelles, les vécus sociaux, les expériences de théâtre de ceux qui, sur scène, s’attellent à reprendre la tragédie.
Tout l’art de Milo Rau réside dans son habileté à faire s’entrechoquer les différents dimensions d’une histoire et à tisser ensemble sa toile disparate.
L’histoire de Jarfi, d’abord, se mêle au récit de sa reconstitution par l’équipe de Milo Rau. Structurée en cinq actes, la pièce s’attache, dans une mise en scène très sobre faisant largement appel à la vidéo, à interpréter le drame : les acteurs se glissent dans la peau des proches de la victime, reprennent les entretiens menés pendant l’enquête et rejouent les heures précédant le meurtre, jusqu’au long calvaire enduré par Jarfi. L’usage de la vidéo et des gros plans nourrit cette veine réaliste, presque naturaliste, et sa tonalité sombre. Mais à cette trame documentaire se superpose tout au long de la Reprise le lancinant questionnement sur la représentation du réel et sur le tragique comme forme théâtrale. À mille lieues d’un discours désincarné ou abstrait sur le pouvoir du théâtre, c’est d’abord par une attention extrême au cas singulier que Milo Rau aborde la réflexion sur le sens de son art. Il scrute, de fond en comble, le processus créatif de La Reprise. D’où viennent ceux qui vont, des jours durant, incarner les protagonistes de l’affaire Jarfi? Quelle musique écoutent-ils ? Comment apparaissent-ils sur scène, comment se déshabillent-ils, comment pleurent-ils, comment frappent-ils ? Les acteurs racontent leur parcours, leur arrivée au théâtre ; c’est drôle, légèrement cruel, quelquefois maladroit et souvent touchant.
Milo Rau entrelace également la réflexion sociologique et les obsessions existentielles. L’affaire Jarfi est une affaire liégeoise, nichée dans le terreau populaire d’une ville en crise, autrefois fière des usines et du savoir ouvrier, désormais imbibée de détresse et de désœuvrement. La tragédie a un goût de métal et de pluie, un accent de misère banale ; elle n’en reste pas moins la confrontation brutale à l’absurdité du mal, incompréhensible, indépassable. On pense à Truman Capote dans De sang-froid, sondant les détails infimes de l’irruption du mal, donnant au fait-divers une ampleur universelle. La Reprise s’entête elle aussi à tourner autour de la nuit du meurtre, à entrechoquer les détails et les circonstances, à buter sur la douleur, à redonner les coups, à redire les mots.
La « reprise » réside aussi dans la tentative opiniâtre de Milo Rau pour trouver des prises sur les versants de l’affaire Jarfi qui restent inaccessibles. Comment saisir les zones d’ombre, les chambres fermées, les heures silencieuses ? Comme dans Five Easy Pieces, il s’y efforce en démultipliant les points de vue, les cadrages et les médiums : aux scènes jouées sur scène répond ainsi la projection, au-dessus du plateau, de scènes filmées en amont. Parfois, ce sont les espaces indistincts de la scène, voitures fermées ou mains égarées dans l’étoffe des robes, captés en direct par la caméra, qui apparaissent en gros plan à l’écran. En se faisant insistante, la vidéo dévoile alors l’impuissance de la technique à percer les ressorts ultimes du mal, part obscure de l’humanité qu’aucun dispositif scrutateur ne peut révéler en la plaçant sous la lumière. Si le procédé, cohérent avec la démarche du metteur en scène, enrichit encore le récit, il brise parfois, hélas, le rythme de la pièce. Les scènes filmées, souvent, sonnent assez faux, comme si la caméra, en montrant trop, affadissait et aplatissait le relief contrasté de l’ensemble.
Malgré ces maladresses, Milo Rau frappe toujours par sa constance et sa capacité à ne jamais renoncer : ni aux questions sans réponse, ni à l’intérêt brulant pour ses contemporains. Il cherche plus qu’il n’affirme, révélant l’inextricable mélange de trivialité et d’absolu logé dans les tragédies ordinaires. Entre brutalité et délicatesse, il ne tire pas de leçon mais s’emploie humblement, courageusement, à tester ce que le théâtre peut faire avec une matière aussi atroce et aussi familière. Pour approcher la tragédie, il convoque ainsi toutes les forces, des souvenirs des acteurs à la voix des victimes, de l’analyse sociologique au récit intime. Comme si ce que le théâtre pouvait faire pour les hommes, c’était ça : se mettre ensemble et reprendre, refaire, rejouer. Et répéter, face à l’absurde, les mots de Beckett dans L’Innommable : « il faut continuer, je ne peux pas continuer, il faut continuer, je vais donc continuer, il faut dire des mots, tant qu’il y en a ».
La Reprise, Histoire(s) du théâtre (I) Au Théâtre National (Bruxelles) dans le cadre du Kunstenfestivaldesarts 2018 jusqu'au 10 mai. Concept texte & mise en scène: Milo Rau Texte: Milo Rau & ensemble Avec: Sara de Bosschere, Sébastien Foucault, Johan Leysen, Tom Adjibi, Suzy Cocco, Fabian Leenders Dramaturgie et recherches: Eva-Maria Bertschy Collaboration dramaturgique: Stefan Bläske, Carmen Hornbostel Scénographie & Costumes: Anton Lukas Décor & Costumes: Ateliers du Théatre National Wallonie-Bruxelles Vidéo: Maxime Jennes, Dimitri Petrovic Créateur son: Jens Baudisch Créateur lumière: Jurgen Kolb Direction technique, régie générale: Jens Baudisch Production: Mascha Euchner-Martinez, Eva-Karen Tittmann Assistance mise en scène: Carmen Hornbostel Assistance dramaturgie: François Pacco Assistance scénographie: Patty Eggerickx Chorégraphie de combat: Cédric Cerbara Professeur de chant: Murielle Legrand Arrangement musical: Gil Mortio Relations publiques: Yven Augustin Création Studio Théâtre National Wallonie-Bruxelles Production International Institute of Policital Murder (IIPM), Théâtre National Wallonie-Bruxelles
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