Il y a quelque chose de vertigineux chez Louise Emö. La jeune femme possède une maîtrise de la langue tout à fait hors normes, inventive, ludique, profonde, puisant son énergie folle dans une oralité urbaine à la fois malicieuse et sans compromis. Autrice, assurément. Nous avions lu ses textes précédents, convaincu de son talent inouï ; nous l’avions vue seule en scène, performer ses écrits dans des formes hybrides (mi-théâtre mi-slam) à la radicalité jouissive.
Et voilà qu’elle signe à présent sa première mise en scène, créée sur base d’un de ses textes, sans être elle-même au plateau.
Son Mal de crâne vu la semaine dernière au Centre Culturel Jacques Franck est un très bel objet scénique inclassable et l’on s’en réjouit.
C’est d’abord Hamlet. Encore Hamlet ? Toujours Hamlet, et inlassablement ré-approprié. De la tragédie shakespearienne, Louise Emö garde vaguement la trame, quelques scènes-clés (dont celle des portraits de Claudius et d’Hamlet-père, comme souvent l’une des plus réussies) et les figures principales. De Shakespeare, elle a surtout gardé le baroquisme (« on t’a fait un petit spectacle ») et la violence des relations.
C’est ensuite Eminem et la ré-invention du Hip-Hop. Hamlet, c’est Eminem. Ou Eminem, c’est Hamlet. Sur papier, ça sent l’idée marketing foireuse. Sur plateau, c’est surtout l’affirmation d’un ancrage générationnel incontournable et un bain contextuel triplement jouant : narrativement (sur le mode « Rise and Fall of »), dramaturgiquement (il s’agit ici de traiter de la langue comme force vitale), esthétiquement (le son joue un rôle central dans le spectacle).
On pense à la fois à Vincent Macaigne pour la viscéralité (les conflits sont gérés avec autant d’aplomb et de brutalité que dans Au moins j’aurai laissé un beau cadavre, et laissent la même impression que, pour éviter la psychologisation mièvre, le parti-pris choisi est de pousser tous les curseurs de la psychologie dans le rouge) et à feu le Groupe Toc pour l’importance de la rythmique au service de la mise en scène des névroses contemporaines (tout en sachant que Louise Emö, débarquée de Rouen à Bruxelles après la dissolution du collectif-comète, n’a pu voir La Fontaine au sacrifice ou Moi, Michèle Mercier, 52 ans, morte). Mais Mal de Crâne affirme fièrement sa singularité par un grand soin apporté à la direction d’acteurs. Ses quatre interprètes, magnifiques, donnent l’impression rare d’être à la fois très libres et très tenus : c’est indéniablement quatre corps différents, quatre gestuelles différentes, quatre types de magnétismes et de tempéraments qui se donnent à voir et à entendre, et, pourtant, ces quatre individus semblent posséder une même science de la rupture, pratiquent un même découpage exigeant de la phrase, une même façon précise et maîtrisée de faire saillir un mot et d’ironiser le suivant dans un débit – un flow oserait-on – qui déborde en donnant l’illusion de la nécessité absolue de la prise de parole (alors qu’il suppose assurément quantité de travail pour l’acteur). Un style, une patte, une signature en somme.
Les moyens auxquels peuvent prétendre les premiers spectacles étant ce qu’ils sont en Fédération Wallonie Bruxelles (l’aide au projet y est plafonnée à 30 000€), cette « grande forme » n’en est pas tout à fait une : l’arène au sein de laquelle les battles successives ont lieu est faite de bacs de bières et les conditions techniques pourraient être améliorées. Mais au fond peu importe puisque tout ici est centré sur le langage et ceux qui le portent… Disons simplement que nous sommes impatient d’assister aux créations pour lesquelles Louise Emö disposera de budgets à la mesure de son immense talent…