À l’ouverture de Violetter Schnee (Neige violette), opéra du compositeur suisse Beat Furrer mis en scène par Claus Guth (sur un livret de Händl Klaus), les spectateurs découvrent, en lieu et place du cadre de scène, une sorte d’immense tableau noir, entouré d’un cadre luminescent. Les deux éléments principaux de la mise en scène sont ainsi d’ores et déjà présents : la peinture, l’apocalypse qui amène au « vide incommensurable[1] », et donc au noir. Puis, alors que monte de la fosse d’orchestre la musique du prologue, ce monochrome noir se colore peu à peu, se transformant en une peinture vert-de-gris évocatrice du tachisme d’un Morris Louis. À peine avons-nous eu le temps d’absorber cette première vision que le metteur en scène procède à une lente mise au point de l’image – en fait projetée sur un écran transparent en avant-scène – jusqu’à ce que qu’apparaisse finalement les Chasseurs sous la neige, tableau peint par Peter Brueghel l’Ancien en 1565 qui représente un village sous la neige lors d’un glacial après-midi de janvier. Ces deux images – le brouillard vert-de-gris et le tableau de Brueghel – sont des survivances de l’œuvre qui a inspiré l’opéra : le film Solaris du réalisateur russe Andreï Tarkovski. Beat Furrer explique ainsi lors d’une interview : « Nous sommes partis d’un seul plan du film Solaris d’Andreï Tarkovski : une vue de la planète inconnue, un brouillard qui se déplace lentement, une obscurité qui attire littéralement le spectateur[2]. » Et c’est bien ce que propose à chaque instant la mise en scène de Claus Guth : attirer les spectateurs dans un espace inconnu où la planéité de la peinture fusionne avec l’espace de la scène, et dans un temps inconnu où l’immobilité du tableau ralentit les mouvements des chanteurs. C’est dans cet espace-temps inconnu et nouveau que se déroule le drame apocalyptique du duo Sorokine-Händl[3].
Alors que des chutes de neige ininterrompues transforment peu à peu le continent en pôle arctique, cinq personnages, trois hommes et deux femmes, sont reclus dans une confortable maison de campagne (une « vaste et antique villa » selon le texte de Sorokine[4]). L’atmosphère festive du début laisse peu à peu place à l’inquiétude et la défiance, avant que les personnages se retrouvent finalement tout à fait incapables de communiquer au moment où cessent les chutes de neige. Un nouveau soleil se lève enfin, mais qui émet une lumière violette ; c’est un monde autre qui apparaît aux protagonistes, et l’espoir est d’ores et déjà mâtiné d’une angoisse nouvelle. Un sixième personnage évolue, parfois en accord, parfois en contrepoint avec ce premier groupe ; il s’agit de Tanja, figure prophétique qui semble directement sortie du tableau de Brueghel.
Pour accueillir ce drame et ce ballet entre Tanja – interprétée par une actrice (Martina Gedeck) dont les interventions sont uniquement parlées – et les cinq chanteurs, Claus Guth conçoit un espace amovible à deux niveaux. L’espace de Tanja est celui du musée, et Claus Guth a recréé la salle du Kunsthistorisches Museum de Vienne où est exposé le tableau de Brueghel. Devant cet espace, mais derrière le cadre de scène luminescent et l’écran transparent, il est possible de faire monter des dessous de scène un décor représentant la maison de campagne surmontée d’une cage d’escalier. Le musée est le lieu du dehors et de l’Apocalypse, mais aussi celui du rêve et de l’espoir, symbolisé par Tanja ; la maison, quant à elle, accueille les réflexions et réactions d’un groupe humain qui tente de survivre, physiquement et psychiquement.
Un drame apocalyptique
Le tableau des Chasseurs dans la neige, projeté à l’ouverture du spectacle, fait écho à la catastrophe climatique qui, lorsque l’opéra commence, a déjà eu lieu ; la neige a tout envahi, et la nourriture manque. Claus Guth met ainsi en résonance deux épisodes, l’un historique, passé, et l’autre fictif, qu’on imagine dans un futur plus ou moins proche. En effet, lorsque Brueghel peint son tableau, l’Europe vit une période climatique qui sera baptisée le « petit âge glaciaire », période caractérisée par une série d’hivers longs et froids qui s’étend du XIVe au XIXe siècle. L’hiver 1565 aux Pays-Bas est particulièrement rude, et inspire au peintre son tableau.
Or, pendant que le tableau est projeté, on entend les voix du chœur s’élever, qui chantent un extrait du De Rerum Natura de Lucrèce ; c’est une autre forme d’apocalypse qui nous est décrite par le chœur, dans laquelle « les remparts du monde, à la manière des flammes ailées, s’effondrent […], les voûtes tonitruantes du ciel éclatent […], et la terre se retire de sous nos pieds ». Beat Furrer, sur cette phrase de Lucrèce qu’il fait durer plus de huit minutes, étire le temps, en travaillant notamment le glissement sur les voyelles en ‘slow motion’, pour donner l’impression d’une chute infinie dans le vide. Ce sont donc finalement trois catastrophes apocalyptiques qui sont superposées : deux imaginées et une historique, une de poésie, une de peinture et une d’opéra, qui ont pour point commun l’absence de maîtrise des êtres humains sur les phénomènes naturels qui les entourent.
Lucrèce tentait de comprendre comment les différents plans de l’univers pouvaient tenir ensemble ; Brueghel, dans son tableau, dépeint des paysans à la merci des conditions climatiques, et qui ne peuvent qu’attendre que le printemps arrive pour reprendre leur travail[5] ; si cette dernière catastrophe climatique – celle présentée dans l’opéra – est bien du fait de l’activité humaine, le librettiste et le metteur en scène insistent ainsi plutôt sur le fait qu’une fois la catastrophe arrivée (qu’il s’agisse d’une nouvelle ère glaciaire ou de la montée des eaux), nous n’aurons pas plus de maîtrise sur ces éléments déchaînés que n’en avaient nos ancêtres, et ce malgré les progrès de la science.
En superposant ces trois temps, ils recentrent l’attention sur les réactions humaines à de telles catastrophes : comment ferons-nous face aux situations extrêmes qui très certainement nous attendent ? Sur le plateau, cette nouvelle Apocalypse (la neige y tombe de plus en plus fort, jusqu’à la tempête finale, faisant venir à l’esprit l’épisode du Déluge) apparaît comme un accélérateur d’humanité : qu’est-ce qui, de l’esprit d’entraide ou de l’aliénation, finira par l’emporter[6] ?
La manière dont le tableau du Brueghel a été recadré ne présage rien de bon ; le metteur en scène a coupé la partie supérieure du tableau. Comme le Courbet de L’enterrement à Ornans, il nous prive d’espoir en nous privant du ciel, et semble privilégier les lectures les plus sombres du tableau (celles qui mettent en avant la maigre prise des chasseurs, l’incendie qu’il faut maîtriser, plutôt que les jeux des paysans qui font contre mauvaise fortune bon cœur). La suite de la mise en scène semble durcir encore le trait, qui travaille à rendre visible la perte d’individualité des six protagonistes du livret.
La perte d’individualité
Cet effacement progressif de leur identité – qui correspond également et plus prosaïquement à l’arrivée de la mort, alors que les personnages n’ont plus rien à manger – est rejoué de différentes manières sur la scène. Les personnages disparaissent, visuellement et vocalement. À l’ouverture du spectacle, Tanja, dans la salle du Kunsthistorisches Museum, se met à décrire le tableau de Brueghel ; alors qu’on l’entend plutôt distinctement au début, sa voix, légèrement sonorisée, finit par se confondre avec la musique de l’orchestre. À la fin du spectacle, alors que les six protagonistes se sont mêlés aux chanteurs du chœur, évoquant ainsi à l’esprit de grands déplacements de population post- apocalyptiques, la tempête de neige et le travail sur la lumière rendent floues les silhouettes, et il est de plus en plus difficile de savoir d’où émergent les voix.
Mais cette érosion de l’individualité n’est jamais aussi évidente que dans le traitement du tableau que propose Claus Guth, et elle s’opère en particulier selon deux grandes modalités.
Premièrement, le metteur en scène joue à effacer les frontières entre le tableau et la scène. Au début de l’opéra, la salle du Kunsthistorisches Museum apparaît en transparence derrière le tableau projeté, donnant l’impression que les chanteurs-visiteurs du musée évoluent à l’intérieur de la toile. Claus Guth travaille ensuite à une inversion de ce rapport, alors que des personnages issus du tableau se mettent à traverser – avec une extrême lenteur – la scène ; se succèdent ainsi sur le plateau les trois chasseurs avec leurs lances, les deux patineuses du coin inférieur droit du tableau, ou encore la dame au fardeau qui traverse le pont enneigé. Si, au début, le cadre de scène s’allume lorsque l’on est dans l’espace de la peinture, et s’éteint lorsqu’on retourne dans la villa, ce fonctionnement finit par se gripper : le cadre s’allume pour accueillir les protagonistes dans l’espace du tableau, et reste obstinément éteint lorsque les chasseurs reviennent pour la seconde fois sur le plateau. Non seulement les personnages de peinture et les personnages du récit finissent par se confondre, mais le metteur en scène va encore plus loin dans l’abolition des frontières ; si l’on y regarde de plus près, il apparaît que les trois chasseurs ont désormais des têtes d’oiseaux, comme s’ils avaient fusionné avec les corbeaux de mauvais augure que l’on aperçoit sur le tableau.
Le metteur en scène travaille ensuite à une troisième fusion, cette fois entre les personnages et le fond qui les enveloppe, à travers son traitement cinématique du tableau. Il retrouve en effet fréquemment le flou initial par lequel les spectateurs découvrent le tableau, oscillant entre mise au point et focalisation sur des détails de la peinture, et passage par ces grands aplats horizontaux vert-de-gris qui rappellent les tableaux du Color Field Painting movement. On pense en particulier à la série des Blue Veils de Morris Louis, pour lesquels il utilise une couleur très diluée – quasiment luminescente, qu’il déverse à même la toile. Si les formes ainsi créées par les coulures de peinture peuvent évoquer des phénomènes naturels – du ciel ou de l’océan – la technique utilisée par Louis, en imbibant directement les fibres de la toile non préparée, permet de pousser au maximum la fusion de la figure et du fond. Dans ce jeu de va-et-vient entre figuration et abstraction, Claus Guth ramène en quelque sorte les personnages du tableau à la tache de peinture dont ils sont issus. La perte de l’individualité est complète.
La figure énigmatique de Tanja
À la fin de l’opéra, cependant, la neige cesse de tomber et un nouveau soleil se lève ; est-ce le signe d’un renouveau ? On sait que dans les textes bibliques, le Déluge est suivi d’une re-création du monde et que l’Apocalypse est suivie par l’avènement d’une nouvelle Jérusalem. On peut alors légitimement se demander si Violetter Schnee suit ce schéma messianique.
Le librettiste ne renonce en tout cas pas à la figure du messie ; Tanja, tout de blanc vêtue, qui irradie de lumière[7], est issue d’un espace autre, et porte une parole différente. Elle est aussi celle qui découvre – littéralement – le plateau : lors de la première scène dans la maison de campagne, la cage d’escaliers se dévoile au fur et à mesure qu’elle le gravit. On peut également noter que les trois hommes de la pièce se prénomment Pierre, Jean et Jacques[8], faisant venir à l’esprit les trois apôtres les plus importants des évangiles synoptiques, choisis pour être les témoins des miracles de Jésus (en particulier celui de la Transfiguration). Dans l’opéra, Jacques, tout de noir vêtu, et le plus souvent prophète de malheurs, apparaît même comme le pendant masculin de Tanja.
Cependant, si Tanja partage de nombreux traits avec les prophètes, elle apparaît à bien des égards comme une prophétesse d’un nouveau genre, d’abord par son rapport à la parole, qui n’a rien de performatif. Elle se présente en effet aux spectateurs comme une visiteuse de musée, qui tente, pendant toute la durée de l’opéra, de décrire, avec beaucoup d’hésitations, le tableau de Brueghel.
Ce glissement, de la parole performative du prophète à une parole désormais descriptive, est évident dans la rencontre entre les personnages de Jacques et de Tanja. Jacques est encore celui qui manie la parabole (la parabole des Longues Cuillères), et qui annonce la catastrophe (« dunkle Materie – im Zimmer und überall[9] » / « la matière noire – dans la pièce et partout autour de nous »). Quand il voit Tanja, il souhaite immédiatement la peindre (« malen will ich – dich – begreifen[10] » / « Je veux te peindre – te saisir »), comme s’il pouvait la reproduire, voire la recréer. En même temps, il refuse d’entendre la souffrance de Tanja, qui lui répète pourtant à plusieurs reprises qu’elle meurt de faim. Il rejoue ainsi l’image ancienne du Créateur tout-puissant, indifférent aux souffrances de ses sujets. Mais voilà, Jacques a perdu le sens le plus important pour un prophète : la vision (« ich sehe nicht[11] » / « Je ne vois pas »).
Tanja, quant à elle, apparaît en tout point comme l’opposée de Jacques ; c’est une femme, dont le prénom n’a aucune connotation religieuse. Sa parole est uniquement descriptive : elle n’annonce ou ne révèle rien. En revenant constamment à la description du tableau de Brueghel, elle semble, plutôt que de promettre l’arrivée de jours meilleurs, évoquer la possibilité d’un lieu autre, qui ne soit pas celui des protagonistes ; elle témoigne ainsi qu’il existe autre chose, sans que l’on sache si cette autre chose est de l’ordre du rêve, de la peinture ou de la réalité.
Tanja est aussi celle qui, si elle voit, n’entend pas (« sie hört uns nicht[12] » / « elle ne nous entend pas »). La seule figure d’espoir appartient donc entièrement au monde de la vision, puisqu’elle est aussi issue du tableau de Brueghel. Comment penser cette importance du voir, dans une œuvre opératique ? Il semble que la rencontre entre Jacques et Tanja symbolise également la rencontre entre la musique et l’image qui est le propre de l’opéra. Dans Violetter Schnee, la musique semble dire la catastrophe[13] tandis que l’image recèle une forme d’espoir ; la rencontre entre les deux permet de maintenir l’ambivalence au cœur du livret, qui est celle du soleil violet qui se lève à la fin, et dont on ne sait pas s’il est porteur d’espoir ou annonciateur de fin du monde.
Violetter Schnee transforme donc la nature même du récit apocalyptique. À travers le travail de mise en scène sur la peinture et celui sur la figure de Tanja apparaît une forme de communauté humaine de la Catastrophe, la meilleure manière de s’y confronter étant peut-être la proposition d’images autres, voire d’autres espaces-temps – à commencer par ce Soleil-Mars qui donne à la neige une couleur violette, ni destructeur ni salvateur, mais assurément étranger.
Kenza Jernite est docteure en Études
Théâtrales ; elle travaille sur les relations entre les arts plastiques et la
scène contemporaine.
[1] « Das Ende kann nur offen sein » – Beat Furrer, Händl Klaus, Yvonne Gebauer und Roman Reeger im Gespräch. Blog du Staatsoper Unter den Linden (je traduis). URL : https://blog.staatsoper-berlin.de/das-ende-kann-nur-offen-sein-beat-furrer-haendl-klaus-yvonne-gebauer-und-roman-reeger-im-gespraech/ (consulté le 16/04/2021)
[2] Ibid.
[3] À la demande du compositeur Beat Furrer, l’écrivain russe Vladimir Sorokine écrit la pièce Neige Violette, inspirée en partie du Solaris de Tarkovski. C’est à partir de cette pièce que Händl Klaus compose le livret de l’opéra.
[4] Le texte intégral de la pièce, divisée en quatre épisodes et traduite en français, est en ligne : https://www.lecourrierderussie.com/2020/07/neige-violette-une-piece-de-vladimir-sorokine/
[5] En attendant, ils se livrent à différents jeux de glace, que Brueghel peint avec une impressionnante précision ; patinage, ancêtres du curling et du hockey sur glace, luge…
[6] À la fin de l’opéra, le personnage de Jacques évoque un mystérieux pot dans le ciel (« ein Topf ist am Himmel »), dans lequel de la neige cuit. Cette image ne peut manquer d’évoquer la parabole russe des longues cuillères, selon laquelle une femme, ayant demandé à Dieu de lui montrer le paradis et l’enfer, découvre l’image d’un pot placé au centre de la table, les convives ayant été munis d’immenses cuillères. En Enfer, les convives tentent désespérément d’approcher la cuillère de leur bouche, sans y arriver, et meurent de faim. Au Paradis, les convives s’entraident, et se nourrissent les uns les autres.
[7] La plupart du temps, elle est éclairée de face par une lumière blanche intense, qui permet à sa robe, également blanche, d’irradier ; elle semble ainsi venue d’une autre réalité.
[8] Peter, Jan et Jacques dans le texte allemand.
[9] Violetter Schnee – Oper von Beat Furrer / Libretto von Händl Klaus (je traduis).
[10] Ibid.
[11] Ibid.
[12] Ibid.
[13] « Das Ende kann nur offen sein », art. cit. Beat Furrer, à propos de la partition : « Sur cette toile de fond, la forme dynamique et processuelle de la musique se déploie en points culminants dramatiques, décrivant une marche labyrinthique vers des ténèbres sans fond. » (je traduis)