A l’origine il y a le récit de Charles Perrault qui dresse l’image d’un maître meurtrier expert en frayeurs au cœur de son château où des femmes sont strictement verrouillées. La légende a ressuscité ensuite grâce à Maurice Maeterlinck qui écrivit Ariane et barbe bleue au début du XXème siècle et fut repris par Paul Dukas pour l’opéra qu’il signa ensuite ! En 1910 Bela Balasz consacre un poème particulièrement violent à l’étrange maître de la demeure royale engloutie dans le noir où il va livrer un combat sans merci avec sa dernière conquête, Judith ! Bela Bartok va le convertir en un bref opéra d’un tragique dévastateur ! Chef – d’œuvre des temps modernes où la guerre des sexes semble trouver son terrain de prédilection. Déchirement de l’homme et de la femme, sur fond de combat irréductible entre la conservation du secret derrière les sept portes du château que le protagoniste entend préserver à tout prix et le vœu de dévoilement, de lumière que la femme défend en adversaire irréductible. Fracture sur laquelle débouche le conflit des deux amants guerriers. Et si cette œuvre était la prémonition profonde de la Première guerre mondiale, guerre d’un double anéantissement des parties en conflit ? L’artiste n’est-il pas parfois un voyant illuminé ? Un visionnaire du « non-dit » du monde ?
A l’Opéra de Lyon, Serge Dorny a convié, pour se confronter à cet opéra extrême, le chef Titus Engel, proche de Christophe Marthaler, et Andriy Zholdak, metteur en scène qui a signé déjà à Lyon l’Enchanteresse de Tchaïkovski et qui prend les œuvres montées à bras le corps, sans réserve ni précaution ! Il leur injecte une énergie hors normes, les soumet à un traitement imprévu et révélateur : Zholdak fait de la mise en scène une poésie en acte, aussi étonnante que bouleversante ! Leur collaboration s’avérera être d’une rare pertinence. Mais, proposition inédite, dans la même soirée on va jouer à la suite, deux fois, cet opéra d’une brièveté propre, par ailleurs, à certaines œuvres modernes de Debussy à Richard Strauss ! Décision audacieuse que le spectacle assume sans ambages : précisons-le, il ne fournit pas deux variantes distinctes, mais deux variations placées sous le signe du « même et du différent ». Subtilement on avance d’abord une première proposition reprise en partie une seconde fois, ni tout à fait autre ni tout à fait similaire. Ainsi le travail de la mise en scène s’organise selon le principe musical du thème avec variations !
Toute une mythologie s’est construite autour de cette région du centre de la Roumanie, la Transylvanie. Territoire placé sous le signe des vampires et du nocturne inquiétant car ici règnent Nosferatu et Barbe-Bleue, ici Jules Verne place également le Château des Carpates où l’on entend des voix qui se réverbèrent dans des espaces vides… Bartok et Balasz confortent à leur tour la tradition de ce territoire « satanique » qui remontait au XIXème siècle ! A l’énigme de la nuit, le spectacle substitue, par contre, le reflet du miroir. Un miroir devant lequel paraît Barbe-Bleue au début pour enjamber ensuite le cadre et pénétrer dans l’espace d’un appartement communautaire d’époque communiste…. miroir qui surgit au fond du plateau dans une séduisante mise en abyme, miroir qui s’ouvre mais également miroir de derrière lequel surgissent des apparitions déroutantes, soit de jeunes femmes emprisonnées par Barbe-Bleue, soit des personnages ajoutés, comme la mère ou la sœur du maître des lieux, quand ce n’est pas un enfant qui évoque Alice ou, plus souvent encore, un danseur transgenre qui, de manière ludique, renvoie au principe de plaisir à travers ses glissements ambigus et ses pas de danseur androgyne! Des miroirs repris en écho sur des vidéos, miroirs des doubles démultipliés, miroirs des incertitudes, sources d’inépuisables surprises ! Où sommes-nous ? Qui se cache derrière ? Au terme de leur aventure commune, un miroir final dissocie Judith de Barbe-Bleue qui finit par se trouver seul, comme au début. Château des miroirs qui module les secrets et les reflets !
Daniel Zholdak, le neveu du metteur en scène, organise la scénographie avec un talent particulier la relation duelle entre les variations de ce « double » Château de Barbe – bleue …D’emblée le palais se réduit à une suite de pièces qui se succèdent grâce à une scène tournante qui assure leur déclinaison ou, parfois, leur simultanéité : salon vide en parfait état et cuisine maculée de sang, salle de bains ornée dérisoirement de couvercles polychromes de toilettes, le quotidien présent dans sa plus intense matérialité ! Et quelle perfection dans le rendu de ces espaces où s’associent des papiers peints déchirés, des tuyaux rouillés, des briques cassées ! La puissance d’un spectacle passe aussi par le concret de l’espace habité ! Ensuite, dans la seconde « variation », le décor est fracturé, réduit à un couloir avec des portes qui scandent l’image sur fond de couleurs glauques éclairées par des appliques élégantes ! Antinomie on ne peut plus poétique ! L’autre partie reste ouverte… et, grâce à la vidéo, des rochers ou des éclipses se succèdent, des cailloux tombent avec grand bruit dans le puits profond d’une grotte ou, parfois, on revoit, par bribes, des images de la première variation ! Nous sommes pris entre la confrontation avec le cosmos et la persistance de la mémoire. Opposition entre le réel que l’on reconnaît encore et l’énigme qui surgit autour ! Et comment ne pas rappeler les courses des protagonistes qui, apeurés, s’arrêtent au bord du ravin qui s’ouvre sous leurs pieds… pris de panique face à a béance qui risque de les aspirer !
Andriy Zholdak dirige les chanteurs comme des comédiens poussés par la musique jusqu’à l’incandescence de la voix et l’engagement du corps. C’est cela qui fait aussi de ce spectacle une expérience hors norme ! Karoly Szemeredy dans la première variation se présente plutôt comme un amant égaré entre la désinvolture et la violence, pour se constituer ensuite en véritable martyre souffrant de l’attraction exercée par Judith. Un Barbe-Bleue pris dans la mouvance de la passion et de ses métamorphoses. Sa partenaire du début, Eve-Maud Hubeaux se montre agitée par les tourments de la passion, amoureuse sans réticence, engagée à corps perdu dans ce défi amoureux – et ses gestes, ses passions, ses cris, tous attestent un oubli de soi dans cette dévotion pour Barbe-Bleue et les risques sans nom qu’elle comporte. Ensuite, Victoria Karkacheva adopte une posture verticale et statuaire, elle s’érige en amoureuse « mythologique », porteuse d’une voix admirable, repliée sur elle-même, une personnification de l’amour et non pas une incarnation ! Deux femmes distinctes pour un homme qui épouse leur antinomie. En amour, le partenaire vous colore de son identité !
Un spectacle vivant si exceptionnel vous permet de vivre une autre vie, seconde, tant nécessaire, cette vie dont nous sommes sevrés, depuis si longtemps, nous, assignés à résidence. Ce Château de Barbe-Bleue invite à réfléchir au bon usage de la substitution de la vie par l’art, durant les « temps de choléra » comme disait jadis Garcia-Marquez !
Dramaturge « épisodique » du spectacle en collaboration avec Serge Dorny dramaturge « constant ».
P.S. Le lendemain de cette générale hors du commun, lors de la première, en pleine captation, le Château de Barbe-Bleues’effondra sous mes yeux suite à la chute brutale de Eve-Maud qui intervenait après un premier trébuchement qui m’avait déjà alerté ! Je la sentais excessivement habitée par une énergie sans contrôle au nom d’un désir particulier de se livrer corps et âme ! Elle tomba, l’orchestre gémit, la salle s’éclaira : voilà les risques de l’art du vivant, me disais- je consterné ! Comment expliquer l’accident ? D’où venait la fièvre de la chanteuse si emportée par le jeu ? Parce que, la veille, elle avait entendu pour la première fois l’autre Judith, l’admirable Victoria Karkacheva, parce qu’elle se trouvait confrontée au défi de la prise de rôle d’une difficulté extrême… parce que sa dévotion était sans limite ce soir-là ? Sur le plateau, en attente de secours, son corps frappé en plein vol gisait vaincu. Fêlure du spectacle interdit de se poursuivre… risque du vivant jamais à l’abri de l’imprévu, mais, disait le directeur de l’opéra, Serge Dorny, «après tant d’attente il faut tout faire pour mener jusqu’à son terme le projet » Alors la quête d’une remplaçante fut engagée. C’est davantage le propre de l’opéra où les interprètes savent les rôles», ai-je compris, en suivant les appels à travers le monde en quête d’une autre Judith ! A Saint -Petersburg ou à Berlin, à Budapest ou Edinburg, des Judith jeunes ou âgées, aux silhouettes affinées ou déformées par l’exercice prolongé de la scène… confrontation avec des vols aléatoires et des tests impératifs ! Quête éperdue au nom de l’impératif : the show must go on ! Le metteur en scène en éprouvait le désastre et, refugié dans un coin, assis à côté de la cantatrice étendue à ses pieds, il m’est apparu comme étant l’autre victime ! Une tractation débuta afin de trouver la meilleure réponse, mais tantôt les déplacements s’avéraient être improbables, tantôt la remplaçante pressentie contrariait radicalement le projet du spectacle. Epreuve humaine, épreuve de l’art. Plus tard, presque pour équilibrer la déroute suscitée par le hasard de l’accident malheureux, un autre, hasard, cette fois heureux, finit permettre de découvrir la Judith de secours, à deux heures de train, à Nice où Alice Cook attendait le début des répétitions à Nancy avec un opéra de Strauss.
Par temps de pandémie, en comparaison avec la pénurie qui régnait jadis, le nombre des chanteurs disponibles a connu une croissance exponentielle ! Ensuite j’assistais au travail de l’assistante qui dirigeait la nouvelle venue appelée à mettre ses pas dans les pas de la mise en scène déjà élaborée. Et cela en accéléré, quelques heures à peine en raison des contraintes imposées par l’orchestre, intraitable sur les tranches horaires.
Soumis à l’imprévu, l’art du vivant doit en assumer les surprises à même de se produire, mais moi, de l’extérieur, en témoin impliqué, j’éprouvais la frustration de l’accomplissement vécu le soir d’avant et je m’accommodais mal de ce Barbe-Bleue exceptionnel, qui, en ma présence, réparait ses plaies. Et tout cela pour être donné devant une salle vide ! Voué seulement à la vigilance des caméras qui, elles aussi, étaient des remplaçantes, les remplaçantes des spectateurs absents ! « Il faut jouer vaille que vaille » – de mon fauteuil j’ai ressenti le drame et l’obstination de cette imprécation. « Comment réparer les vivants » – le titre de ce roman à succès résonna dans mes oreilles ! Ils sont « réparables » les spectacles, mais les cicatrices persistent, souvenirs qui invitent à assumer la fragilité du plateau de même que celle de la vie. Ici on ne travaille pas dans le bronze et les corps « saignent », de même que partout dans le château de Barbe-Bleue. Alice Cook, maquillée et en costume, fut assignée dans les coulisses « just in case » et Eve-Maud, en boitant, parvint jusqu’au terme de sa prestation ! Mais les caméras vont tout cacher pour livrer la version sans drame de cette épreuve vécue au « présent ». Et pourtant c’est toujours plus juste de conserver et non pas de camoufler la trace de la blessure.
Je parle en amoureux des « objets blessés » et ce Château de Barbe-Bleue en fait partie. Une mise en scène et une expérience pleinement réunies !
Pour aller plus loin, nous vous signalons également ces deux mises en scène :
Le Château de Barbe-Bleue à l’Opéra National de Paris, 2018
Chef : Esa – Peka Salonen. Mise en scène : Krzysztof Warlikowski. Avec : Ekaterina Gubanova et John Relyea.
Le château de Barbe-Bleue au Festival d’Aix en Provence, 1998 https://www.ina.fr/video/CAC98030893
Direction : Pierre Boulez. Chorégraphie : Pina Bausch.
A Georges Banu.
Mon cher Georges, merci de m’avoir permis de connaître ce texte qui assure la présentation et annonce le spectacle que nous attendons tous. J’apprécie l’idée d’une double représentation, d’une variation sur un thème que je connais bien, qui m’obsède depuis longtemps et qui est lui-même emboîtage, ouverture, clôture et aboutissement du thème sur lui-même.
Quelle bonne idée, au lieu de le cacher, d’avoir accepté l’accident survenu pendant le spectacle et de l’avoir intégré dans son déroulement dont il fait histoire.
Nous attendons la suite-miroir avec impatience.
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