Conçu et répété juste après les attentats de Paris de novembre 2015 et créé à la Cartoucherie en novembre 2016, Une chambre en Inde vibre toujours d’une d’une brûlante actualité.
Ariane Mnouchkine avait emmené toute sa troupe (comédiens, musiciens, techniciens) à Pondichéry où les premières étapes du travail se sont déroulées. Ce fut un choix délibéré, motivé par la volonté de prendre de la distance par rapport aux insoutenables actes terroristes qui ont frappé Paris (et quelques mois plus tard Bruxelles) et de puiser dans cette proximité avec l’Inde, « terre nourricière infinie, où tout est grand, matriciel, inspirant et exigeant … et riche d’une culture qui induit « une beauté naturelle des gestes », la forme qui allait donner naissance au spectacle.
Jamais, me semble-t-il, le théâtre du Soleil ne s’est confronté avec tant de générosité et de lucidité à la tentative de raconter le chaos du monde, devenu à nos yeux de plus en plus incompréhensible et de moins en moins maîtrisable. Car c’est d’abord de lucidité qu’il s’agit. Celle dont René Char écrivait qu’ « elle est la blessure la plus rapprochée du Soleil »…
Avec les moyens du théâtre, Ariane Mnouchkine et sa troupe ont choisi de se dresser, en artistes, face à la violence et à la mort.
Sur la grande scène de la Cartoucherie, un grand lit, celui où Cordelia (Hélène Cinque), personnage central du récit, qu’on ne peut s’empêcher de voir en double d’Ariane Mnouchkine, ne cesse de vivre des rêves, des visions et des cauchemars, qui sont autant de matière à jouer pour une troupe au meilleur de sa forme, et qui a produit et inventé collectivement cette grande fresque épique.
On voit ainsi défiler, les terroristes de Daesh, des talibans ridiculisés, des singes à quatre pattes, une vache (sacrée ?), un attaché culturel, une professeure indienne (qui héberge Cordelia) à la grâce et à la détermination sans faille face aux hommes qui veulent la contraindre, le cauchemar d’une nuit syrienne, une tentative d’enlèvement pour un mariage forcé, la violence faite aux femmes, un tournage parodique d’un film de propagande islamiste dans le désert…
Le risque de cette forme éclatée était d’ajouter de la confusion à la confusion ; c’est au contraire grâce au rythme étourdissant du spectacle, à l’énergie joyeuse et contagieuse de la troupe des acteurs, tous admirables de précision, au montage au cordeau des différents éléments qui participent au récit que l’on est entraîné dans ce voyage sans frontières, passerelle symbolique d’une relation qui se veut apaisée entre Orient et Occident.
Le fil conducteur qui lie cet entrelacs de séquences réelles, imaginées et rêvées est le rire. Un rire salutaire, vivifiant.
Le théâtre traditionnel indien a toujours inspiré Ariane Mnouchkine. Il était présent à la base, notamment, de sa vision et de sa représentation des pièces de Shakespeare il y a trente ans et à leur suite L’Indiade, fruit d’une collaboration, déjà, avec Hélène Cixous.
Ici, c’est à la rencontre du théâtre populaire tamoul que nous sommes invités : des fragments puisés dans les fameuses épopées du Mahabharatha et du Ramayana sont proposés en s’imprégnant du Terukkuttu, forme de théâtre traditionnel très ancien, haut en couleurs, et qui mêle, chants, danses et percussions.
À travers tout cela, Cordelia, pour tenter de résoudre les questions qui la hantent, fait appel aux grands maîtres du théâtre (et du cinéma).
Shakespeare, bien sûr, surgissant par la fenêtre, projeté sur la scène par une « tempête » et à qui l’on fait dire : « J’ai regretté de ne pas avoir ri des méchants. J’aurais dû faire une comédie de Macbeth et de Richard II. J’ai entendu que Molière y est arrivé, lui. J’aurais dû. »
Tchekhov, ensuite, qu’on découvre faire partie de l’univers d’Ariane Mnouchkine… Peut-être rêve-t-elle de mettre en scène Les trois Soeurs, tant est bouleversante l’entrée de Macha, Olga et Irina traversant le plateau avec grâce et lenteur pour venir fermer les fenêtres sur la violence du monde. Une des plus belles images du spectacle.
Charlie Chaplin, enfin, ici déguisé en djihadiste, porté par toute la troupe, et qui nous livre l’étonnant message prémonitoire de fraternité et d’humanisme qu’il avait fait prononcer par le barbier juif, sosie du Dictateur, dans son chef d’oeuvre de 1939 …
Au début du spectacle, Lear adresse à sa fille Cordelia une lettre où il écrivait: « Voilà l’ordre que m’ont envoyé les dieux du théâtre. La terre est habitée par les démons du chaos et de la destruction. Il faut tout faire pour sauver le théâtre et donc le monde. »
Au bout de ces quatre heures de spectacle on a le sentiment que le théâtre n’a jamais été aussi vivant ; qu’il a conjuré nos peurs devant les démons qui nous assaillent. Et qu’il nous porte à ne jamais cesser de résister et d’espérer.
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