Mémoire et « Chant du cygne »

Kazuo Ohno dans Argentina_photo de Claude Bricage
Kazuo Ohno dans Argentina_photo de Claude Bricage

Tout artiste est dissocié de son œuvre, à l’exception des artistes du vivant. Ils sont indissociables et, parfois, ils en souffrent comme cet acteur anglais… qui avouait son regret de ne pas pouvoir se trouver dans le public pour se voir sur scène alors que le peintre peut regarder sa toile ou l’écrivain se refugier dans ses appartements avec un de ses livres à la main ! Il y a une souffrance et Max Frisch la confirmait en assimilant l’acteur à un peintre aveugle qui ne parvient pas à voir son œuvre. Il l’engendre et elle lui échappe, ou s’enfuie, dit-on, mais certains la conservent telle une seconde vie dont le corps se souvient et qui, de manière imprévue, s’éveille ou s’anime un instant. Ils ne sont pas nombreux mais bien que rares ils confirment cette persistance mnémonique déposée par bribes dans le coffret de la mémoire la plus secrète, mais jamais perdue ! Cette conviction s’est réactivée un soir lorsqu’une amie chère, Magda Stavischi, m’a envoyé un petit extrait de vidéo que j’ai regardé sans cesse, « à travers les larmes » comme le disait Tchekhov…

Tout débute par l’image d’une très vieille dame en fauteuil roulant et équipée avec des casques sur les oreilles tandis qu’un jeune aide-soignant, tout près, déclenche les premiers accords du Lac des cygnes dont, on l’apprend par un rapide insert, elle était la danseuse étoile à l’Opéra de New-York. La tête de Marta Gonzalez, la nonagénaire d’aujourd’hui, baisse d’emblée et elle semble se retirer dans le désert du temps jadis… une défaite, une résignation. Mais quand le jeune homme lui prend la main et l’embrasse elle se ressaisit car cette affection semble la rassurer – il faut le remercier, lui aussi, car le voyage s’engage sous le double impact de la musique autant que de la caresse ! Les deux… et alors ses bras s’ouvrent pareils à des ailes qui retrouvent les mouvements d’autrefois, la tête ploie sous l’effet de la souffrance revécue maintenant, la musique l’habite et, au terme de cette expédition passagère, la nostalgie l’emporte et vaincue, la dame atteinte d’Alzheimer s’abandonne comme le cygne surgi des tréfonds du temps un instant « ressuscité ». Elle retrouve en soi l’œuvre autrefois incarnée ! Aveu absolu !

Il y a quarante ans je restai muet en découvrant Admiring La Argentina,le spectacle de Kazuo Ohno, danseur âgé, au corps ridé, mais au sourire constant. Il restituait non pas une de ses anciennes prestations, mais l’éblouissement éprouvé bien longtemps avant face à une danseuse découverte an Espagne et qui s’appelait La Argentina. Kazuo Ohno se livrait à une expédition rétrospective de spectateur enchanté qui, par son corps, réactivait la mémoire de la danseuse à qui il servait ainsi de conservateur séduit. Et jamais, plus jamais, le lien entre la scène et la salle ne m’a confronté à une telle résurrection de l’événement vécu par le biais d’un autre événement, second. Mise en abyme du vivant qui, pour une fois, ne s’évanouit pas ! La danseuse américaine ranimait ses souvenirs chorégraphiques, Kazuo Ohno les souvenirs d’une autre danseuse… et le corps sert de foyer secret à ces enchâssement uniques. Proust décrit dans son personnage de la Berma la fascination suscitée par Sarah Bernhardt – il passe du jeu à l’écrit – Kazuo Ohno se livre au même exercice mais en restant dans le même champ – le corps qui restitue la surprise produite par un autre corps. Amour absolu !

Mon père a eu la chance d’assister à une représentation tragique dont le récit, dans mon adolescence, m’a bouleversé et, aujourd’hui encore, bien qu’apaisé par le temps, perdure encore : il se trouvait dans la salle d’un théâtre en Roumanie où, ce soir-là, officiait un des acteurs les plus aimés du pays, un emblème de l’acteur respecté aussi bien pour ses qualités de jeu que de morale à l’heure où les servitudes des opportunistes à l’égard du nouveau pouvoir communiste abondaient. Mihai Popescu jouait un des rôles de protagonistes qui avait attiré mon père, Hamlet ou Don Carlos, je ne m’en souviens plus, et, à un moment donné, devant le public stupéfait, il commença à dériver de sa partition pour se vouer à des rôles éloignés de son héros, des rôles qui venaient s’activer dans sa mémoire, non pas défaillante, mais perturbée ; la salle resta pétrifiée et mon père également jusqu’à l’instant où le rideau tomba. Atteint d’une tumeur au cerveau, l’acteur ouvrait sans nulle restriction les vannes de son capital mnémonique ! Effondrement absolu.

Tchekhov a écrit un texte souvent joué ces derniers temps, Le Chant du cygne, qui, sur le mode de la fiction, renvoie à une expérience similaire. Au terme d’une fête d’adieu, un « jubilé », comme on le pratique en Russie, lorsque tous les convives sont partis, un acteur reste seul en compagnie du souffleur qui l’a accompagné tout au long de sa carrière. Il plonge alors dans sa vie, une vie d’acteur dont il se sent déserté et, en notre en présence, revisite dans le désordre en passant d’un rôle à un autre ; avec l’esprit égaré, désormais sevré de plateau, le comédien délire au seuil de la mort ! Et, dans la solitude, il plonge dans la confusion de sa mémoire d’acteur comme l’a fait, en public, l’acteur roumain.

Alain Françon l’avait admirablement mis en scène (au théâtre de la Colline en 2005) avec Jean-Paul Roussillon dans le rôle du vieil acteur adulé, mais égaré dans ses pensées au seuil de sa vie.  Peter Stein a mis en scène le texte récemment (au Théâtre de l’Atelier en septembre 2020) avec Jacques Weber et, solution émouvante, ils ont rajouté d’autres rôles, liés à la mémoire de l’interprète actuel, de Cyrano au Roi Lear… les spectateurs les reconnaissaient et percevaient comme un vade mecum partagé. A cela s’ajoutait, par contre, l’assimilation du shadow partenaire, le souffleur, à la mort qu’il figurait explicitement. Le chant du cygne est une annonce imminente du deuil à venir. Et la scène le confirme… à l’heure où l’acteur se remémore non pas sa vie, mais son « double » qui fut sa vie en scène. Lui, parmi des rôles, dispersé et dévoué aux fictions qui finissent par se constituer en un moi pluriel.

Le jeu se trouve souvent déconsidéré pour tout ce qu’il implique comme acte feint, comme simulation trompeuse. Source de méfiance qui a envahi même la vie où l’on déplore « le théâtre » assimilé justement à un leurre constamment pratiqué par les acteurs interprètes. Ces exemples rappelés ici relativisent ce désengagement existentiel tant reprouvé et confirment, au contraire, une implication insoupçonnée que de pareilles expériences confirment. Rachat des créateurs du vivant qui, en paraphrasant Prospéro, peuvent affirmer « nous sommes faits de la matière de nos rôles ». Et cela est vrai pour les plus grands, car en eux-mêmes est déposée une série de fictions converties en événements biographiques. L’autre vie c’est leur vie ! Et cela appelle le respect !

Et comment ne pas rappeler pour confirmer ce propos la nouvelle d’Antonio Tabucchi intitulée Le théâtre où le narrateur est convié dans la demeure d’un solitaire réfugié en Afrique qui lui assigne la place du spectateur solitaire tandis qu’il se hisse sur le plateau pour clamer les monologues de ses anciens grands rôles ? Il survit grâce à cet exercice ! En plein cœur de l’Afrique l’acteur fait d’Hamlet son allié, et cela le sauve !

Après la lecture de ces lignes, Guy Freixe me rappelle que Nijinski, lui aussi, recroquevillé et le corps atrophié, quelque jours avant sa mort, s’est livré à la « danse de dieu » tandis que René de Ceccaty se souvient du pianiste atteint d’Alzheimer qui, pareil à Marta C. Gonzalez, jouait quelques accords de la célèbre sonate  beethovenienne Au clair de la lune !  Sursauts ultimes. 

Auteur/autrice : Georges Banu

Essayiste, membre du comité de rédaction d'Alternatives théâtrales (co-directeur de publication de 1998 à 2015).

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