L’identité comme mouvement

Théâtre
Critique

L’identité comme mouvement

Le 25 Mar 2018
Tous des oiseaux, Wajdi Mouawad. Photo Simon Gosselin.
Tous des oiseaux, Wajdi Mouawad. Photo Simon Gosselin.

À quoi tient une ren­con­tre ? À une voix. À une coïn­ci­dence. À un secret. À un manque. « À une lignée d’oiseaux sans branche. » À la beauté d’un vis­age.

À quoi tient cette ren­con­tre écrite par Waj­di Mouawad, entre Waji­da, une jeune femme arabe et Eitan, un homme juif ? À un livre et à un esprit cartésien frap­pé par 46 chro­mo­somes, à un oiseau amphi­bie ren­con­trant une autre langue que la sienne.

On songe aux branchies de cette femme imag­inée par Guiller­mo del Toro dans La Forme de l’eau.

On songe aux bib­lio­thèques de Robert Lep­age qu’on vis­i­tait der­rière des lunettes à la BNF, en voy­ant celle de N.Y, conçue par Emmanuel Clo­lus, scéno­graphe des spec­ta­cles de Waj­di.

On songe aux écrits d’Et­ty Hille­sum, déportée à 29 ans : « La saloperie des autres est aus­si en nous. » « Tu es ce que tu détestes » criera le grand-père d’Ei­tan à son fils David. « Il faut une armoire pour enfer­mer des douleurs pareilles ». C’est dans cette même armoire qu’est logée la clé de l’i­den­tité de David. Iden­tité, du latin idem qui sig­ni­fie « le même ». Mais aurait-il été le même si le secret de son orig­ine lui avait été révélé enfant ? L’i­den­tité comme mou­ve­ment, dont la mémoire assure la con­ti­nu­ité, est liée ici à la notion de trans­mis­sion. Trans­mis­sion de la cul­pa­bil­ité de celui qui a survécu,  trans­mis­sion de ce qui forge une iden­tité col­lec­tive, trans­mis­sion d’une langue qui nous offre à enten­dre ici l’hébreu, l’alle­mand, l’arabe et l’anglais. Ce qui est immuable en émi­grant ou en immi­grant se situe dans la voix, la voix qui garan­tit d’être « le même » au-delà du temps et de l’e­space. David, père d’Ei­tan par­lant hébreu et vivant à Berlin avec une Alle­mande, ne sup­porte pas que son fils soit épris d’une femme arabe. « Mais rien n’empêche un pois­son et un oiseau de tomber amoureux » nous rap­pelle l’adage qu’il­lus­tr­era la légende racon­tée aux portes de la mort par Léon l’Africain.

Nous sommes à New-York, nous sommes à Berlin aujour­d’hui, nous sommes en plein mas­sacre de Sabra et Chati­la en 1982, nous sommes en Israël où Eitan a été vic­time d’un atten­tat. Nous sommes face à des murs mou­vants, glis­sants sous nos yeux, nous trans­portant d’un lieu à un autre si douce­ment, frontale­ment : le Mur de Berlin, le Mur des Lamen­ta­tions. Nous sommes face à l’hor­i­zon­tal de ce qui est figé, avec un lit d’hôpi­tal qui fera office de table autour de laque­lle la parole peut se déploy­er, avec une scéno­gra­phie épurée, dis­crète comme ce qui est caché dans les armoires du temps. Nous sommes dans l’air avec les bruits assour­dis­sants de la guerre. Nous nous rap­pro­chons de l’eau et de ses courants avec la lumière d’Er­ic Cham­poux, qui nous fait nav­iguer dans l’e­space et dans le temps. Puisqu’il est ques­tion de temps, du temps qu’il fau­dra pour que soit dévoilée la vérité, — « Ce n’est pas la vérité qui crève les yeux d’Oedipe mais la vitesse à laque­lle il la reçoit »- le temps d’une vie pour que soit accordé un regard, « Je t’ai porté 50 années dans mon ven­tre », pour don­ner son par­don, pour com­pren­dre que l’his­toire de son fils vient met­tre de la lumière sur les man­ques et sur les secrets.

En pas­sant qua­tre heures avec cette famille, avec cette grand-mère inter­prétée par Leo­ra Livlin à l’hu­mour qui trans­forme le trag­ique en baume, avec Jalal Altaw­il, con­traint à l’ex­il, avec Jere­mie Galiana, avec Souheila Yacoub, cette femme à la beauté qui con­sole, on songe aux oiseaux capa­bles d’aller de chaque côté du mur et on aimerait que nous poussent des ouies et des ailes pour inven­ter une nou­velle langue et qu’en­fin dansent ensem­ble les oiseaux et les pois­sons.

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Wajdi Mouawad
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Écrit par Cindy Mollaret
Cindy Mol­laret écrit des chroniques sur le ciné­ma et le théâtre et ani­me des ate­liers phi­lo pour enfants.Plus d'info
1 commentaire
  • Faire danser ensem­ble les oiseaux et les pois­sons …oui …et la déli­catesse et la bien­veil­lance avec la même sincérité…simplement …un élan plein de belles choses …

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