– LE TEXTE NE DOIT PAS TROP RESSENTIR. Il doit dire. Il est en cela proche parent du comédien. Le comédien en effet ne doit pas trop ressentir, il doit dire. Trop émotionné par ce qu’il joue, il ne nous communique plus l’émotion, il nous constitue seulement en voyeur de son hypersensibilité. Rien ne passe de lui à nous sinon son désir de faire apprécier le formidable investissement du personnage auquel il se livre. Je sue, je pleure, je suffoque, regardez dans quels états je me mets, semble-t-il dire, c’est la preuve que je suis un bon acteur, non ? Là où il devrait remplir sa fonction de passeur entre la pièce et le spectateur, là où il avait le devoir d’organiser un dire qui suscite intelligence et sensibilité dans le public, il s’interpose indûment, provoquant l’attention sur le narcissisme de son jeu.
Le raisonnement vaut pour le texte. Là où sa rhétorique exhibe trop l’émotion, le pathos, la violence, la provocation, il emprisonne. Je n’entends plus ce qu’on dit, mais ce qu’on veut dire. Du coup, je ne ressens plus rien, je ne pense plus rien. Là où l’intensité, l’intention du texte, son feu émotif, son geste attirent explicitement l’attention, quelque chose m’écarte. Plus l’émotion est affichée, nommée, tartinée (dans les situations, les mots, par exemple), moins j’ai envie d’y participer. On pourrait dire aussi : là où la monstration cherche à m’absorber, je dis non. J’ai besoin d’une certaine incomplétude pour respirer, pour sentir, pour réfléchir. Comme spectateur, je veux qu’on me montre, et pas qu’on m’aspire. Et quand j’écris, je veux montrer, pas aspirer. Le Un, l’homogène ne m’intéressent pas. Une écriture qui n’inclut pas sa propre porte de sortie me lasse vite. Dans une pelote tragique, il faut qu’on puisse aussi tirer un fil risible. Et trop de comique mène à l’écœurement si quelque chose ne vous prend pas à la gorge. L’usage de l’hétérogène (dans les niveaux de langues, dans leurs articulations, dans le choix des mots, dans le travail formel que tout cela requiert, dans l’accolement de registres à priori peu compatibles) permet la mise à distance du trop ressenti de l’écriture. Mais immédiatement, il faut prendre garde à l’erreur inverse. L’hétérogène active la théâtralité, et une surchauffe de théâtralité dans la langue amène rapidement à ce risque : le théâtre de la scène disparaît dans le théâtre de la langue. Ou, selon le point de vue, se magnifie dans le théâtre de la langue. (Pour certains, là est même l’essence du théâtre, sa vérité). Mais par tempérament, par formation, je préfère l’acte théâtral lorsqu’il prend le chemin de la foire plutôt que celui de la messe. Montrer donc, avec le frein de l’ironie ou de l’humour par exemple, montrer en incluant dans le texte la possibilité de la prise de distance, en choisissant les composants de l’assemblage et la structure de celui-ci, donc pas montrer dans le mensonge du non-point de vue, et que le spectateur complète l’ébauche : lorsqu’il voit du sexe, qu’il y mette de l’amour si ça lui chante, ou le contraire, qu’il accole des sentiments aux gestes, qu’il nomme passion le désir, ou qu’il fixe la mesure dans laquelle l’issue de tel combat est une victoire. Là commence son empire. Proust : « Chaque lecteur est, quand il lit, le propre lecteur de soi-même. » Il n’y a pas de sens final, de sens canonique que le spectateur devrait retrouver. Dans sa confection, l’écriture est la germination d’éléments intellectuels et sensibles perçus dans le réel ; dans sa réception, elle donne lieu à une germination plurielle faite du voyage intime de chaque spectateur à partir de ce que l’écriture et la représentation lui donnent. Le plaisir est là, dans le mouvement infini de l’appropriation.