Cela débute par un dialogue. (Au loin, la rumeur persistante d’une pandémie planétaire. Plus près, le silence assourdissant des maisons de culture fermées. Là, un brouillard épais.)
– Je suis ici comme un aveugle qui cherche son trésor au fond de l’océan ![1], dit la désorientée.
– J’irai sans crainte aux plus profonds abîmes[2], répond l’obstinée.
Ce dialogue s’est poursuivi et démultiplié, au point de devenir un livre blanc[3] polyphonique.
(Ré)concilier le spectacle et le vivant, voilà notre leitmotiv commun. Nous avons pris conscience qu’à l’ère de l’Anthropocène, la notion de spectacle vivant revêt une dimension inexplorée : le vivant du spectacle n’est plus une ressource intarissable, on en perçoit la vulnérabilité. Incarné sur scène par la présence de l’artiste, il l’est aussi en coulisse dans le geste de celles et ceux qui créent les conditions du spectacle, ainsi que dans le cœur battant de celles et ceux qui écoutent. Et qui manquent tant aux lieux de spectacle confinés, lorsque, même si la représentation a lieu, elle n’entre plus en résonance avec les corps…
Comment le spectacle vivant peut-il contribuer à construire un monde plus juste et plus durable ? C’est tout le propos de l’enquête que nous avons menée, au gré d’une soixantaine d’entretiens avec des acteurs et actrices du spectacle vivant, de la culture, des sciences humaines et de la transition. Non seulement pour dresser un état des lieux, mais aussi pour envisager de nouvelles approches confortant le rôle essentiel du spectacle vivant dans les métamorphoses à venir – cette « transition écologique et sociale » qui est sur toutes les lèvres. Le Spectacle et le Vivant donne des éclairages conceptuels et pratiques sur les notions d’engagement sociétal et écologique dans ce secteur, ainsi que sur leur articulation au sein d’un projet artistique et culturel.
Se situer dans la transition
La crise Covid a aiguisé des préoccupations déjà perceptibles dans le spectacle vivant subventionné. Elle appelle chacun.e à se situer dans la transition sociale et écologique qui s’impose. Où en étions-nous avant la crise ? Où en sommes-nous à présent ?
À la fois exposés et attendus, les acteurs et actrices du spectacle vivant partagent les mêmes inquiétudes que les Français. Les jeunes générations, demandeuses de nouvelles formes de mobilisation citoyenne, sont en attente d’engagements forts à cet égard, a fortiori de la part d’acteurs œuvrant pour l’intérêt général. Un point de bascule est atteint en 2019, qui rend les inégalités plus saillantes, les engagements écologiques plus nombreux et opère un changement d’échelle, de l’individuel au collectif.
Cependant, le secteur n’a pas attendu la crise pour s’engager dans le domaine social et s’y constituer une forte expertise, en partie grâce aux actions de médiation déployées depuis plusieurs décennies. Encore récente, la question écologique fait quant à elle l’objet d’un traitement à part. Ce cloisonnement, également patent entre les métiers, entre les acteurs, entre les lieux de culture et le monde, crée un risque : perte de sens, rupture entre le spectacle et le vivant. Pourtant, social et écologique s’inscrivent dans un continuum : ils sont le vivant du spectacle, ses ressources artistiques, sensibles et organiques. Le secteur doit faire face simultanément à un péril de court terme, l’activité étant au point mort ou considérablement entravée, et à l’urgence climatique qui convoque leur sens des responsabilités sur le long terme.
Penser les transitions possibles
Comment frayer alors des chemins et se projeter malgré l’incertitude ? De nouveaux usages et modes de fonctionnement ne peuvent advenir sans changer de regard. Au-delà de la démocratisation et de l’excellence qui structurent de longue date les politiques publiques de la culture, la considération du vivant sonde en profondeur les valeurs du spectacle vivant. Il s’agit d’en élargir la perception, en lien avec les droits culturels entendus comme le droit de chacun de prendre part à la démocratie culturelle. Et de dépasser les dualismes – responsabilité/liberté, droits culturels/excellence, circuit court/rayonnement international… – pour inventer des chemins de traverse qui répondent aux valeurs de sobriété, convivialité et solidarité, sans renier le merveilleux du spectacle. L’exigence et la liberté de création qui lui sont consubstantielles ne sont pas remises en question. C’est bien plutôt le « comment » qu’il convient d’interroger, c’est-à-dire la façon de donner forme à la représentation, pour en prolonger le sens et la résonance avec le vivant.
Dès lors, un renversement de perspective se dessine : l’engagement social et écologique comme source d’inspiration, de création. Pour façonner de nouvelles trajectoires, il ne s’agit pas tant de déterminer de nouveaux modèles que des intentions claires, porteuses pour l’action. Elles se discernent grâce à une introspection approfondie et une méthodologie adaptée à chaque organisation. Si ces ambitions trouvent d’ores et déjà à se concrétiser en matière sociale et sociétale, il y a toutefois une grande marge de progression (égalité femmes-hommes, diversité, inclusion…). Quant aux enjeux écologiques, ils sont appréhendés de façon trop hétérogène par le secteur, qui peine à s’engager dans une démarche systémique. Ils impliquent en effet de rechercher de nouveaux points d’équilibre économique, favorisant la soutenabilité des productions artistiques, ainsi que de reconsidérer les liens entre public et privé.
Les besoins exprimés varient d’une organisation à l’autre. Le premier d’entre eux consiste à forger une culture personnelle et collective. Lui répondent la formation, le dialogue avec les parties prenantes, la rédaction de chartes et le renfort de compétences tierces. Plus que l’expertise, l’état d’esprit revêt une importance déterminante : pour partager des questionnements entre pairs, s’ouvrir aux savoirs d’autres secteurs, faire évoluer les méthodes. Penser la transition est un processus vivant en soi, et l’incertitude, l’une de ses composantes. C’est une démarche éminemment créatrice…
Agir en cohérence
Le spectacle vivant veut être acteur de la transition ? Différents rôles sont à sa portée ! Tous intiment de redoubler d’exigence et de souplesse à la fois. Mettre en œuvre des plans d’actions nécessite en premier lieu d’insuffler et nourrir, au sein des équipes, des directions comme de la puissance publique, des dynamiques : ce sont elles qui permettent aux propositions de circuler et de prendre corps. Le décloisonnement entre l’organisation et son territoire (composition des équipes, gouvernance…) doit aussi être une priorité : la capacité à représenter les populations en présence n’en sera que plus effective.
Parce qu’ils sont les premiers habitants mobilisés par le projet artistique et culturel, les femmes et les hommes qui travaillent pour une organisation culturelle doivent faire l’objet d’une attention particulière. Agir dans le sens d’une égale dignité des êtres humains, c’est créer un cadre qui rend le dialogue possible et permet de partager le sens de la participation de chacun au projet artistique. À plus grande échelle, la coopération s’avère décisive pour avoir un impact systémique, lequel ne peut se réduire à l’addition d’initiatives juxtaposées. Collectifs, associations et mouvements voient ainsi le jour et s’engagent en faveur de l’éco-responsabilité et de l’éco-solidarité comme autant de nouvelles formes de l’intérêt général. Dans une perspective de transition, les organisations culturelles se redécouvrent lieux du commun. Il leur faut sortir du régime de l’exception pour tendre vers une relation plus généreuse et contribuer, par la proposition de nouveaux récits, à rendre le monde plus habitable.
Mais comment rendre compte de toutes les trajectoires ? Si la nécessité de mesurer fait consensus, les modalités n’en sont pas moins complexes. La place de l’évaluation mérite d’être questionnée pour clarifier le sens des critères et leur finalité. Il est par ailleurs primordial de communiquer : auprès des populations qui, préoccupées, appellent des preuves tangibles plus que des déclarations d’intention ; auprès des pairs, pour jouer un rôle de pollinisation et faire évoluer les pratiques. Cela passe par un nouveau contrat entre acteurs culturels et acteurs publics : au-delà de la question financière, la coopération est la condition sine qua non de la gouvernance des communs, au rang desquels figure le spectacle vivant.
Réception et suites
Preuve, s’il en était besoin, que ces enjeux doivent être mis à l’agenda du secteur et constituer une priorité, notre ouvrage a rencontré un large lectorat, en France comme à l’étranger. Il a suscité des échanges stimulants à la faveur de colloques (FEVIS, Opéra Comique), rencontres professionnelles, webinaires et ateliers (New Deal, Prélude-s, CNSMD de Lyon, Institut de Management d’Aix-en-Provence, Auvergne – Rhône-Alpes Spectacle Vivant…) ou de prises de parole pour des médias tels que France Musique. Nous poursuivons désormais notre travail de recherche-action sur le terrain, auprès d’organisations telles que l’Opéra Orchestre National de Montpellier Occitanie ou ODIA Normandie, tout en réfléchissant aux suites possibles pour Le Spectacle et le Vivant : investiguer à l’échelle européenne ? Effectuer un nouvel état des lieux fin 2022 ? Mener l’enquête dans une autre sphère – le patrimoine, les ICC ? Ces options sont toutes alléchantes… Quoi qu’il en soit, les mots resteront nos premiers alliés. Tout finit par des chansons[4]. Vraiment ? Rien n’est moins sûr lorsqu’on parle d’urgence climatique… Mais tout commence par une conversation.
[1] Debussy, Pelléas et Mélisande (Golaud, Acte III, scène 4).
[2] Monteverdi, Orfeo (« Tu se’ morta, mia vita… N’andrò sicuro a’ più profondi abissi»)
[3] Sophie Lanoote et Nathalie Moine, Le Spectacle et le Vivant, 20 propositions pour contribuer à la transition écologique et sociale, 172 p., Florès / Galatea Conseil, mars 2021 (à télécharger sur galateaconseil.com)
[4] Beaumarchais, Le Mariage de Figaro (scène finale).