Le souvenir dispose d’une résistance moindre à l’oubli que l’empreinte qui, elle, finit par se constituer en monade de la mémoire, en trace ancrée en soi avec une consistance supérieure. L’empreinte fixe plutôt un événement fort, trié et isolé, tandis que les souvenirs s’inscrivent plus ou moins dans un flot qui les emporte et entraîne, ensuite, vers un effacement accéléré. A propos de la Quadriennale de Prague, panorama planétaire de la scénographie actuelle, je préfère cette fois –ci évoquer les empreintes plutôt que les souvenirs…en essayant de restituer l’expérience vécue et conserver son impact.
La Quadriennale c’est la plus importante présentation du travail scénographique du monde à un moment précis de l’histoire et cette année davantage encore car il s’agissait d’une édition anniversaire, le 50 – ème. La Quadriennale a résisté un demi-siècle contre vents et marées. A l’origine, son émergence est liée à l’initiative d’un artiste novateur, unique à l’époque, Josef Svoboda, dont le nom de famille en tchèque est symbolique – « liberté » – et il a voulu réunir les propositions scénographiques de son époque en profitant de la grande mouvance libertaire des années 68. Sous le sceau de 68 fut initialement placée la Quadriennale. Ensuite, au fur et à mesure, la chape de l’occupation soviétique étouffa la société et bon nombre d’artistes de l’ancien Est qui, pourtant, ont livré des combats de résistance. Le monde avait changé…. Mais la Quadriennale subsista et, malgré des pratiques d’instrumentalisation politique, sa présence resta un événement bien que parfois contesté, pourtant globalement respecté. Aller à Prague aujourd’hui prend le sens d’un hommage à ce que la Quadriennale fut à ses débuts de même qu’aux efforts qui lui ont assuré la survie. Elle a été menacée, ses locaux ont brûlé mais la voilà encore debout. Panorama ouvert sur le paysage de la scénographie du monde.
J’ai été le commissaire – terme horrible qui renvoie aux « commissaires du peuple » exerçant la terrer sur les artistes soviétiques – du pavillon roumain. Un honneur particulier me permettant de présenter un artiste, Dragos Buhagiar, habité par des motifs visuels placés sous le signe d’un univers étrange, onirique ou fantastique, un artiste qui, sur ma proposition, a réuni ce que l’on a appelé « les ruines du théâtre », à savoir des fragments de décors qui, dispersés, avaient survécu dans des magasins surchargés comme des fourre tout d’un art qui brûle ses vaisseaux. Ces « ruines » de Buhagiar je les ai regardées avec l’émotion produite par un naufrage d’une suite des navires qui, ramenés à la surface, composaient une œuvre nouvelle, hétéroclite et hétérogène, œuvre déroutante où les éléments semblaient être associés selon la logique du rêve. Le labyrinthe des souvenirs se constituait en figure disloquée d’un passé effondré mais, par miracle, reconstitué non pas au nom des exigences immédiates de la scène, mais de l’artiste affranchi de ses impératifs. Oui, une œuvre… de mémoire ! Réalisé grâce à l’implication de l’Institut Culturel Roumain (ICR) et de sa présidente, Liliana Turoiu, ainsi que de ICR Prague ( directeur Ionut Munteanu) le pavillon roumain a apporté la preuve d’une identité d’artiste à part entière.
Ce que je souhaite rappeler ici ce sont des propositions qui, ensemble, constituent une sorte de palmarès personnel issu des étonnements et des révélations propres. Le jury a fait d’autres choix, loin de moi l’envie de les commenter ou contester, mais je me vois obligé de reconnaître l’écart qui s’est manifesté. En dehors de la France, aucune de mes options ne s’est trouvée récompensée car, je pense, ce qui fut privilégié c’est la dimension concrète, claire, pratique des solutions exposées comme par exemple le pavillon hongrois d’une précision indiscutable, dispositif blanc pour un spectacle à venir…
L’empreinte, pour moi, reste tout d’abord la proposition de Chypre, installation forte et poétique dans le sens profond du terme. Des chaises ministériels, disposées au cordeau, qui semblent être prêtes pour une réunion de cabinet ou d’un conseil d’administration…tout indique l’ordre strict, préalable à l’assemblée conviée. Deux rangées face – à face tandis qu’au milieu bourdonne inlassablement un courant d’eau, agitée et fraîche. Il évoque la vie, imprévisible, étrangère à la disposition stérile des emplacements d’apparat. La vie au cœur d’une assemblée de technocrates !
A l’opposé une autre installation, celle de l’Estonie, m’a séduit car, cette fois – ci, s’imposait sous mes yeux un univers familial, funèbre, univers issu presque d’un spectacle de Kantor. Il réunissait les différents âges de l’homme grâce à des personnages vieux ou adultes, surpris en plein mouvement, mais immobilisés, presque sur le seuil entre la vie et la mort. L’installation évoquait certains tableaux nordiques de la fin du XIX – ème siècle avec scènes de famille placées sous le signe de la fin immobile, de l’arrêt de vie. De retour à Paris, l’installation estonienne trouvait un éco dans la toile admirable du peintre danois, Hammershoi, les Trois femmes. Comme les Trois sœurs…Tchekhov état là.
Philippe Quesne a proposé une installation cinétique où les éléments réunis tantôt restaient immobiles, tantôt se mettaient à bouger lentement pour susciter un climat presque hypnotique de lenteur qui associe les états de veille et de sommeil. Longtemps j’ai suivi ce mouvement qui renvoyait aux alternances des rythmes biologiques, rythmes cardiaques. Leur pulsion reste encore présente dans la mémoire du visiteur séduit que j’ai été.
On peut également évoquer le pavillon israélien place sous le signe du deuil à première vue car une enfilade de plaques tombales en marbre renvoie plutôt à un cimetière militaire, organisé et strict, mais, par-delà cette sensation funèbre se dégage un brin d’espoir grâce à une branche qui pousse et annonce la persistance de la vie. La vie comme victoire sur la mort…
D’autres propositions m’ont agacé, comme le pavillon allemand, délibérément réduit à un cyclorama dressé à l’aide d’un tissu de matelas sur lequel on projetait des scènes de vie quotidienne…le théâtre au « ras » du banal ! Ou une installation, à l’opposé, installation « poétique », où, à partir d’un vieux mécanisme de boîte à musique, le plateau tournait tandis que des visiteurs allongés se laissaient gagnés par la mélancolie des temps jadis ! Nostalgie bon marché !
La logique de la mémoire fait que l’on conserve les réussites converties en « empreintes » mais également les déceptions mémorables comme la maquette d’un salon de théâtre de boulevard des années 30 avec des meubles dorés et des fauteuils rouges d’un des pays du Golfe ! Comme si le temps s’était arrêté ….
Il y a eu aussi d’admirables projets signés par les écoles de scénographie car la dimension pédagogique fut à l’honneur, légitimement.
La Quadriennale enchante, séduit, déçoit, mais elle est vivante. Aujourd’hui encore. Et demain nous allons feuilleter son catalogue qui fait l’inventaire strict des propositions sans que cela nous empêche de choisir et de conserver avec soin « les empreintes » que chacun porte avec soi.
Pour en savoir plus à propos de la présence française à Prague et du retour à Avignon :
Prix du meilleur pavillon de la section « Pays » à Microcosm, de Philippe Quesne
Vernissage des pavillons français par la délégation française
« Retour » du pavillon « Écoles » à Avignon, le 10 juillet 2019 à la Maison jean Vilar