La vie produit parfois du sens, un sens imprévu, étonnant parce que non programmé, conséquence du hasard heureux qui vient exalter une pensée, un acte, un spectacle. Cette conviction ancienne s’est imposée de nouveau à moi dans toute sa pertinence grâce à la rencontre inattendue, d’une justesse poétique absolue, entre le Teatro Olimpico de Vicenza et la Trilogie des éléments signée par Enrico Bagnoli – Phèdre, Ismène, Agamemnon – et en ayant Marianne Pousseur comme inouïe protagoniste.
Le théâtre mythique de Palladio est un théâtre de transition issu de la volonté des érudits soucieux de renouer le dialogue interrompu avec l’Antiquité grâce à une forme bâtarde, sublime parce qu’issue d’un rêve intellectuel qui cherchait à imaginer un bâtiment à même d’accueillir l’ancien héritage, longtemps oublié: un théâtre mental qui se situe à la confluence incertaine des durées. Un théâtre unique comme le spectacle présenté maintenant ici, spectacle, lui aussi, habité par la même incertitude savamment cultivée entre ce dont on se souvient et ce que l’on accomplit sous nos yeux. Comme l’Olimpico, la trilogie est également un projet fantasmé. Leur communion s’impose avec une rare évidence poétique.
Voici un spectacle où des découvertes récentes et des échos lointains s’entremêlent pour nous plonger dans l’incertitude absolue. C’est ce dont on éprouve l’absolue fascination. On entend des bribes des tragédies fracturées que l’on aime telles les statues abîmées dont la forme persiste, mais l’ensemble, heureusement, a perdu la perfection du modèle originaire. Des textes revisités ne nous parviennent que des réverbérations sonores comme l’on disait jadis de la lumière envoyée par des astres éteints. Laissons-nous séduire par l’émotion de ce champ de ruines savamment organisé. Et en même temps retrouvons ainsi l’esprit des origines où un seul acteur se livrait au récit en égrenant les mots sans l’aide de nul partenaire. Nous sommes projetés dans un théâtre d’avant Eschyle… qu’est ce qu’on peut aimer cette solitude métaphysique! Et cela d’autant plus qu’elle bénéficie de la musique, ni moderne, ni ancienne, musique qui se réclame de cette même transition que le Teatro Olimpico cristallise, la transition des durées et des arts… le parlarcantando de Monteverdi, je le trouve ici épanoui. Les mots, les sons s’épousent selon ce modèle originaire mais l’ensemble n’a rien d’archaïque, d’une reconstruction savante, érudite. Il impose la vision imaginaire du début de cet art, en Grèce ou en Italie, que l’on finira par appeler théâtre quand la vieille alliance sera brisée.
La présence de l’eau renvoie, elle aussi, aux origines, car c’est d’une eau mythique qu’il s’agit, eau érigée en miroir de l’esprit surtout grâce à des lumières qui viennent la caresser, lumières qui accompagnent subtilement les mots et les mouvements: les trois spectacles nous renvoient poétiquement à la synthèse première des arts… ils ne sont pas encore dissociés, ils s’enlacent et, ensemble, témoignent de la confusion des débuts. Non pas synthèse reconstituée, mais synthèse fantasmée. Rien n’est isolé, la transition règne sans partage. Même le corps de la comédienne chanteuse qui, étonnement, réhabilite sur le plateau la figure emblématique de la Grèce, l’androgyne, l’être d’art placé entre les deux… réfractaire aux frontières du sexe, séduisant justement parce qu’il s’érige en être double, mouvant, nullement réduit à une identité unique.
Dans le théâtre où jadis l’on a rêvé de l’Antiquité, regardons ce spectacle où, aujourd’hui, de nouveau elle sert d’assise à un imaginaire ressuscité. Il m’accompagne depuis longtemps et cela va durer encore. La rencontre avec l’Olimpico rend une attraction particulière à ce bel « objet non – identifié ». Objet mnémonique et tout à la fois onirique.
Inoubliable « trilogie des éléments ».
Découvrez la Trilogie des éléments au Théâtre Varia dimanche 3 décembre.