Entretien avec Mohammad Yaghubi, un écrivain devant l’État iranien

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Mohammad Yaghubi, c.f. note en bas de l’article (1)

Alternatives théâtrales a publié un numéro spécial consacré à la riche scène iranienne : Lettres persanes et scènes d’Iran, N° 132, 2017, avec un focus sur 5 auteurs importants de  la littérature dramatique contemporaine dont Mohammad Yaghubi fait partie.

François Chabanais : Le théâtre, la politique et la religion, pourquoi ces trois éléments sont-ils inséparables en Iran ?

Mohammad Yaghubi : Parce que la fonction du théâtre consiste à éclairer et à dire la vérité. Le théâtre se fonde sur la rhétorique et la philosophie et il a pour tâche d’analyser la situation et de jeter la lumière sur l’obscurité. Mais la politique et la religion veulent que les gens soient ignorants et soumis. Le théâtre invite les gens au doute et à l’interrogation alors que la politique et la religion les invitent au consentement, à la soumission et l’imitation. Pour cette raison ils ne sont pas séparables.

F.CH : On dirait que les artistes iraniens doivent aborder prudemment les questions religieuses et politiques dans leurs pièces de théâtre, alors que dans certains pays on critique dans les pièces de théâtre les différentes religions et même les hommes d’État, leurs actions et les effets qu’ils produisent sur la société.

M. Y : Les artistes iraniens n’ont pas d’autre solution. Les extrémistes religieux et politiques s’opposent avec violence à tout théâtre qui veut porter un regard critique sur les questions religieuses et politiques. Il est aujourd’hui prouvé et admis que la violence résulte de la peur. Celui qui se comporte avec violence craint quelque chose. Et pour cacher sa peur, il commence à agir avec violence. Il craint que la vérité ne soit divulguée et que les gens en soient informés. Beaucoup de gens souffrent toujours d’une ignorance historique.

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F.CH : Que pensez-vous de l’influence de la religion et de la politique sur le théâtre iranien ?

M. Y : Toutes les deux sont dérangées par le théâtre et le censurent. Elles ne tolèrent pas que le théâtre accomplisse sa propre mission. Même le comportement des régimes antireligieux comme l’Union soviétique, la Chine communiste ou la Corée du Nord ont à l’égard du théâtre une réaction proche d’un régime aussi religieux que l’Iran. Pour la même raison, les alliés politiques les plus proches de l’Iran sont actuellement la Russie et la Chine. C’est vraiment ridicule du point de vue religieux qu’un régime aussi religieux que celui de l’Iran entretienne des relations étroites avec deux régimes irréligieux comme la Chine et la Russie. Mais il n’y a aucune raison d’être étonné ! Car ces trois régimes sont par nature identiques. Ils sont tous les trois idéologiques, totalitaires et intolérants. Le théâtre pouvait et peut toujours fournir aux gens, mieux que la religion et l’idéologie, un endroit de tranquillité, un abri pour l’édification de soi et le traitement de l’âme, un meilleur endroit pour se connaitre et se construire. Par sa nature son aspect collectif, le théâtre est plus que tout art, un sujet de tracas et une cause d’inquiétude pour les religieux hypocrites, les prédicateurs superstitieux et les hommes politiques démagogues.

F.CH : À votre avis pourquoi la censure s’exerce-t-elle toujours en Iran qu’elle s’aggrave ou s’allège d’un gouvernement à l’autre ? Veuillez nous parler des expériences que vous avez en la matière.

M. Y : Selon la Constitution de la République islamique d’Iran la censure est interdite. Mais dès le début de l’instauration du régime islamique en Iran on a dédaigné la Constitution en créant des organismes de censure. Et aucun homme politique iranien n’a envie de reconnaître que l’un des principes les plus importants de la Constitution est constamment ignoré. Pourquoi en est-il ainsi ? Cette situation et ce manque d’attention à la liberté d’expression, cette envie maladive de cacher et de contrôler, ce comportement interventionniste à l’égard de la vie des autres, tous s’enracinent dans l’histoire politique, religieuse et sociale de l’Iran ainsi que dans la situation historique de la famille en Iran. La famille, en tant que petite institution sociale, est toujours impliquée dans les entraves, les sévérités, la censure comportementale, la souffrance et la violence. Les libertés personnelles les plus axiomatiques ne sont pas encore reconnues dans cette petite institution sociale ; les membres de la famille ne connaissent pas leurs droits les plus évidents et le père de la famille traditionnelle iranienne se donne le droit d’intervenir dans la vie de la mère et des enfants pour leur interdire ce qu’ils désirent.

Je dois avouer que contourner la censure est un des plaisirs qu’on peut avoir en travaillant dans le théâtre. Depuis la mise en scène de ma première pièce de théâtre en hiver 1987, je fais tout mon possible pour écrire toujours dans la liberté. Je me souviens d’un comédien qui me disait que le personnage ne devait pas dire « Je t’aime », car on ne permettait pas à l’époque de dire une telle phrase sur la scène. Pouvez-vous l’imaginer ? On ne pouvait pas prononcer l’une des phrases les plus belles du monde. Je me souviens qu’à la même époque, Akbar Znajanipour avait mis en scène La Mouette de Tchekhov ; un comédien disait à l’autre : « Je m’intéresse à vous », car il était interdit de dire « je t’aime ». Voyez-vous dans quelle période de stupidité nous vivions ? En hiver 1987, j’ai fait dire à mon personnage Nahid « je t’aime » en s’adressant à son mari, mon acteur m’a fait remarquer qu’on ne nous permettrait pas de prononcer cette expression sur scène. Je lui ai répondu que nous allions garder l’expression et si jamais on nous l’interdisait, nous penserions à la façon de la modifier. Heureusement on ne nous a rien dit. Même si on m’avait fait des remarques, j’aurais accepté de changer les phrases en présence des agents de l’organisme de censure ; finalement nous avons fait ce que nous désirions. Le théâtre est le meilleur art pour manifester de l’insoumission, car c’est un art incontrôlable. Quatre ans après cet hiver de 1987 et après plusieurs autres pièces que nous avions mises en scène, les autorités ont pris conscience de leur responsabilité et ont décidé de me tirer les oreilles. Ils ne m’ont pas autorisé à mettre en scène ma pièce intitulée de l’obscurité. Bien que cette interdiction constitue un souvenir désagréable dans mon parcours professionnel, elle ne m’a jamais conduit à changer de chemin et à me soumettre à la volonté de ceux qui m’ont imposé cette interdiction. Je me suis heurté à des obstacles dès mon premier travail. La mise en scène de Night Mother de Marsha Norman était ma première présence professionnelle dans le théâtre iranien et nous avons fait beaucoup d’effort pour pouvoir la mettre en scène. Le Conseil de censure ne nous donnait pas la permission de présenter cette pièce. On disait que son thème propageait le suicide. Je crois que nous avons joué clandestinement cette pièce plus de cinquante fois dans le sous-sol de la maison paternelle de Panthéa Bahram (l’un de deux comédiens de la pièce) et beaucoup d’artistes du théâtre iranien ont vu notre présentation. Finalement l’un des spectateurs de ces séances clandestines a parlé avec le directeur du centre des arts du spectacle de l’époque (avant juin 1997) et il a tellement admiré notre travail que le directeur m’a appelé et nous a permis de présenter cette pièce dans la salle numéro 2 du Théâtre de la Ville (Téhéran). C’était ainsi que notre présentation a été accueillie par le plus grand nombre des spectateurs de cette année-là sans que personne ayant vu notre spectacle ni faisant partie de notre équipe ne se soit suicidé. J’ai compris désormais que pour toute pièce que j’écris ou que je mets en scène, je pourrais entendre une réponse négative, mais je dois faire ce que je veux. Tout ce que j’ai écrit à partir de ce moment-là était un effort pour exprimer l’insoumission. Il est possible que certains ne veuillent pas avoir les ennuis qu’impose l’insoumission et qu’ils préfèrent se comporter selon les règles du conformisme pour éviter les embarras éventuels. Mais un conseil que je donne dans mes ateliers d’écriture, c’est que pour être différent, il faut sortir des troupeaux et être courageusement insoumis. Nous vivons dans une telle situation désagréable parce que beaucoup de gens ont préféré de vivre toujours dans le conformisme pour éviter tout embêtement. C’est un grand plaisir de désobéir dans un pays où il est interdit de dire beaucoup de choses.

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F.CH : Quand vous écriviez une minute de silence, n’aviez-vous pas pensé au fait que l’enchaînement successif des meurtres ou les autres événements de cette époque-là se voyait clairement dans votre pièce, et que cela aurait pu se solder par la censure et l’interdiction de la mise en scène de cette pièce?

M. Y : J’ai présenté cette pièce à l’époque où même le président du pays avait était obligé (pour des raisons dont je doute qu’elles aient été humanitaires) d’avouer que les responsables de ces meurtres n’étaient autres que quelques agents du ministère de l’information et de la sécurité nationale. J’ai profité de cette occasion historique et j’ai pu mettre en scène ma pièce. Quand je décide d’écrire, quand je commence à écrire, je ne me demande jamais si on m’autorisera à présenter ma pièce ou non. Dans une société aussi fermée que l’Iran, tout citoyen pourrait ressembler au personnage de Kaff dans la nouvelle devant la porte de Frantz Kafka. Si vous attendez la permission pour entrer dans le château, il est possible qu’on ne vous permette jamais d’y entrer. Pour écrire, il ne faut pas attendre la permission. Il faut écrire et essayer ensuite de mettre en scène vos écrits. J’ai écrit (ma pièce) dans l’espoir de la mettre en scène et elle a été mise en scène. Je peux dire fermement qu’un système déterminé n’est pas en vigueur en Iran. Les choses qui provoquent la sensibilité des responsables sont presque évidentes, pourtant il ne faut pas faire attention à cette sensibilité. Tout ce que vous écrivez en Iran pourrait être inconvenable et problématique selon le Conseil de censure. Obtenir l’autorisation de la mise en scène pour Écrire dans l’obscurité était plus difficile que celle d’Une minute de silence. Au moment où j’ai écrit Écrire dans l’obscurité, personne n’imaginait qu’il était possible de mettre en scène une pièce portant sur les élections présidentielles douteuses et les émeutes de juin 2009. Pourtant j’ai écrit une pièce et je l’ai mise en scène en 2010 malgré tous les tracas. Cette pièce a été révisée et modifiée six fois pour qu’on puisse obtenir enfin la permission de la mettre en scène. Je promettais de réparer toutes les objections faites par les agents de censure. J’avais compris que le Conseil de censure avait adopté une nouvelle attitude ; ils cherchaient la petite bête au point qu’on se sentait méprisé et qu’on renonçait à mettre en scène sa pièce. J’ai décidé de ne pas me sentir méprisé et de ne pas donner des prétextes au Conseil de censure pour désapprouver mon travail. Plus ils trouvaient d’objections à mon texte, plus je leur promettais de corriger et d’éliminer les problèmes. J’avais l’intention de ne pas être fatigué et de les

fatiguer au contraire. Et comme je vous ai déjà dit, cette pièce a été finalement mise en scène après six fois des modifications et beaucoup d’obstination de notre part même si elle a subi de nombreuses censures.

F.CH : Vous êtes un artiste engagé à l’égard de la société et les problèmes et questions de la société iranienne sont visibles dans votre œuvre ; selon vous pourquoi le théâtre forme-t-il depuis toujours un terrain propice pour parler des problèmes et questions sociales ? Pourquoi les problèmes sociaux sont-ils moins reflétés dans le cinéma ou les autres domaines de l’art ?

M. Y : Le cinéma se heurte à deux problèmes majeurs : d’une part il est sous l’autorité de l’argent. Ceux qui investissent dans le cinéma pour la production des films sont obligés de se soumettre aux contraintes plus que le théâtre pour obtenir l’autorisation de réaliser et de diffuser leurs films, sinon leur argent ne rentrera pas et ils subiront des dégâts. L’autre problème du cinéma est qu’on tourne d’abord le film et que le Conseil de censure révise ensuite le film et y impose autant de censures qu’il souhaite. Au contraire dans le théâtre, il est possible que l’équipe promette au Conseil de censure de supprimer certaines scènes ou de renoncer à certains dialogues, mais il les conserve lors de la mise en scène. Le théâtre est un art vivant et incontrôlable. Les gens du théâtre ont moins de choses à perdre que les gens du cinéma. Pour la même raison, ils sont moins obligés de se soumettre aux contraintes que les gens du cinéma.

F.CH : Ne croyez-vous pas que la censure soit devenue une raison d’épanouissement pour les artistes iraniens car ils se mettent à s’exprimer par métaphores ? Ils transmettent leurs critiques sur les hommes d’État sous forme de métaphores. Ces métaphores et cette manière de dire autrement les choses ont créé une sorte d’effet esthétique dans le théâtre iranien qui est beau et intéressant pour les étrangers. Par exemple la pièce Les Mouches de Sartre pourrait être une métaphore de la situation actuelle de l’Iran. Établir cette correspondance entre une pièce écrite au milieu de la Seconde Guerre mondiale et la situation actuelle de l’Iran pourrait être intéressant pour certaines personnes. Votre regard sur la censure est-il complètement négatif ?

M. Y : Il n’est pas vrai que la censure aboutisse à la créativité. La métaphore a de la valeur lorsqu’elle est le choix de l’auteur dans son œuvre, non pas une solution pour échapper aux contraintes. Quand la métaphore résulte des contraintes, elle témoigne plutôt de la misère et de l’indigence de l’artiste. En donnant l’exemple de certaines pièces comme Les mouches deSartre, il ne faut pas déguiser le visage répugnant de la censure et son effet néfaste pour justifier son existence. La censure est la représentation d’une attitude ignoble et autoritaire à l’égard des gens, un obstacle devant et le progrès intellectuel, une habitude médiévale qui va à l’encontre du texte même de la Constitution. La censure doit être éliminée de ce pays de sorte que tout le monde soit libre d’exprimer son idée et sa croyance. La suppression de la censure faisait partie des réclamations des Iraniens lors de la révolution de 1978, mais elle a été empiétée à côté de leurs autres réclamations pendant des années.

F.CH : Vous avez l’expérience de travailler en Iran ainsi qu’à l’étranger. Je vous serais reconnaissant de nous expliquer les différences qui existent entre ces expériences et de nous parler de vos activités au Canada. S’il ne s’agit pas d’une question privée, pourquoi avez-vous immigré au Canada ? Votre immigration était-elle en relation avec le théâtre ?

M. Y : Il est possible que même dans un pays où il y a de la liberté, écrire et aborder certaines questions forment une ligne rouge à ne pas franchir ; mais il arrive rarement que la mise en scène d’une pièce de théâtre ou la diffusion d’un film soient interdites pour la seule raison qu’elles ont abordé une question déterminée ; il est peu imaginable que la publication d’un livre soit interdite à cause du sujet qu’il traite. Il arrive très rarement qu’un artiste soit privé d’exercer son activité artistique. Ce qui distingue ces pays du nôtre, c’est qu’en Iran un média extrémiste peut agir de sorte que la présentation d’un théâtre ou d’un film soit interdite et ce genre de média semble avoir une sorte d’immunité juridique. Ce qui est déplorable. Une autre différence consiste à ce que vous n’êtes pas obligé de présenter votre œuvre avant la publication ou la mise en scène à un organisme déterminé et demander une autorisation avant que votre œuvre soit publiée ou mise en scène.

L’immigration était pour moi un effort pour créer un changement dans ma situation. Je ressentais le besoin de ce changement. Je croyais que l’immigration pouvait avoir un effet positif sur ma vision du monde, ce qui était bien vrai. L’immigration m’a apporté et m’apporte toujours des résultats constructifs. Je pense qu’il est nécessaire pour tout artiste de passer un certain temps dans un autre pays pour comprendre de tout son cœur qu’il est une goutte d’eau dans un océan. Il va comprendre qu’il y a des milliers d’autres artistes qu’on ne connaît pas et dont on n’a pas lu ou vu les œuvres. L’immigration est une occasion qui nous permet de jeter un nouveau regard sur nous-mêmes et de voir dans quel endroit du monde nous nous trouvons. C’est ce qui m’est arrivé. C’est une expérience surprenante. Si on nageait dans son propre lac, maintenant on doit le faire dans l’océan. Si on est célèbre dans son pays, on n’est connu de personne dans le nouveau pays. On doit se faire connaître dans une nouvelle société de théâtre. Ces expériences sont intéressantes et constructives.

F.CH : Selon moi, malgré les contraintes et les manques qu’ont imposés les hommes d’État au théâtre, l’Iran fait partie des pays possédant un théâtre politique riche — un théâtre qui défie la société et ses problèmes. Lorsque je lis vos écrits qui sont généralement sociaux, je peux dire que vous critiquez et défiez la société et ses problèmes dans un beau langage poétique. Pourquoi avez-vous choisi le théâtre ?

M. Y : Je voulais devenir romancier avant mes 20 ans. Le romancier est sans doute le propriétaire de la totalité de son œuvre. Mais la solitude que nécessite l’exercice de ce métier en Iran ne me convenait pas et ne me convient pas. Pourtant en comparaison avec l’auteur d’un scénario de film, l’auteur d’une pièce de théâtre est plus propriétaire de son texte. Malheureusement la valeur du travail du scénariste est moins visible dans le cinéma et il est constamment exposé à toutes sortes de propositions de la part de l’investisseur et du producteur qui cherchent à obtenir la satisfaction populaire et par là, à garantir la vente du film. Et quand un film a du succès, on parle rarement de l’importance du scénario. Ce qui n’est pas très étonnant. Le film est produit pour le grand public et les gens ne comprennent que ce qui est devant leurs yeux. Ils ne voient que les acteurs. La production des films est un métier très coûteux et pour faire rentrer l’argent dépensé, un film doit se vendre bien. Une vente réussie dépend de la satisfaction du grand public, ce qui implique de se soumettre aux règles du marché. Il est possible que certains films exceptionnels se vendent bien sans succomber aux règles du marché. Cependant la plupart des films du cinéma sont produits pour avoir une vente réussie ; car un groupe d’investisseurs et de producteurs se cachent derrière les films en pensant à avoir plus d’intérêts. Avoir affaire à ce genre de personnes était toujours trop difficile pour moi. Pour écrire un scénario, on doit penser avant tout à trouver de l’argent et des investisseurs pour tourner le film, ce qui me décourage de penser à écrire un scénario. Si le scénario doit être réalisé par quelqu’un d’autre, on ignore les modifications que subirait mon scénario. C’est le deuxième obstacle dans mon esprit qui m’empêche d’écrire un scénario. En fait je peux écrire une pièce en toute tranquillité ; je la mettrai en scène moi-même et je la publierai ensuite. Il est aussi possible que les autres groupes de théâtre la mettent en scène. C’est l’avantage exceptionnel du théâtre par rapport au cinéma. C’est un grand plaisir de voir que la pièce que j’ai écrite est interprétée et mise en scène par différents comédiens et metteurs en scène. Par ailleurs une caractéristique du théâtre qui me remplit d’ardeur et de passion est sa nature vivante qui permet de le modifier à tout moment. Quand j’écris une pièce et que je la mets en scène, je suis conscient que je peux la modifier à tout autre moment que je voudrais la mettre de nouveau en scène. Mais quand vous tournez un film, vous ne pouvez plus le modifier. Cette impossibilité d’apporter des modifications à un film est pénible pour moi. Mais au théâtre vous pouvez supprimer quelque chose de votre travail ou y ajouter quelque chose de nouveau d’un jour à l’autre. Pour moi, le plaisir du théâtre est que je peux modifier ma pièce quand je veux pendant que je suis en vie.

F.CH : Veuillez nous parler des problèmes des comédiens du théâtre en Iran pour ceux qui lisent cet entretien en français et qui n’ont pas d’idée du théâtre en Iran.

M. Y : D’un certain point de vue, l’Iran est le paradis du théâtre tandis qu’il est son enfer pour d’autres. L’Iran est le paradis du théâtre pour ses spectateurs nombreux dont la majorité est constituée par des jeunes. Mais il est en même temps l’enfer du théâtre à cause de la censure et du manque de la liberté d’expression. Les théâtres politiques et sociaux ont toujours le plus grand nombre des spectateurs en Iran. Depuis quelques années on a fondé des salons de théâtre privés en Iran et les jeunes souhaitant mettre en scène leurs pièces ont maintenant cette occasion. Pourtant les salons privés préfèrent les pièces de théâtre jouées par les comédiens célèbres pour avoir plus de bénéfices. Un théâtre dans lequel joue un artiste célèbre aura un public nombreux sans considération de son contenu. Les points de vue négatifs des autres dans l’espace virtuel n’influencent pas la vente de ce genre de théâtres. 

Mais le plus grand problème auquel se heurte le théâtre en Iran est le fait qu’on ne peut pas mettre en scène une pièce sans avoir obtenu l’accord du Conseil de censure au préalable, ce qui finit par créer un théâtre conformiste. Et comme je l’ai déjà mentionné, certaines gens n’ont pas envie de faire preuve d’insoumission et préfèrent se comporter selon les règles du jeu pour ne pas avoir d’ennuis.

F.CH : Et finalement, vos pièces ont-elles subi la censure ? Je vous serais reconnaissant de nommer ces pièces pour que je puisse traduire leurs résumés en français.

M. Y : A ma connaissance, je n’ai jamais mis sur scène une pièce « sans problèmes ». Tous mes travaux se sont heurtés, d’une manière ou d’une autre, à un problème. La raison en est souvent que l’agent de censure doit justifier son métier en quelque sorte ; la mesure et le type de la censure dépendent de la personne qui a censuré notre travail. Je vous rappelle quelques cas dérisoires de censure pour que vous compreniez que la censure ne concerne pas seulement les choses essentielles. Ces exemples nous permettent de connaître la personnalité de l’agent de censure et d’avoir une idée de son niveau de compréhension. Lors de l’interprétation de La danse des confettis dans le festival de 2008 dans le hall Mowlavi, j’ai été convoqué dans une salle où il y avait plusieurs personnes pour me dire que la voix d’une comédienne était trop érotique. On m’a demandé avec insistance de dire à cette comédienne de contrôler sa voix. Quand nous avons présenté Une Minute de silence dans le festival, on m’a dit de supprimer la fin de la pièce et de ne pas demander au public d’observer une minute de silence. Je leur ai répondu que je ne la supprimerai pas parce que le nom de la pièce était Une Minute de silence. Lors de la mise en scène de La Sécheresse et le mensonge, le président du Centre de l’époque insistait pour que je ne mette pas cette pièce en scène, parce que même sa femme qui avait une confiance totale en lui a douté de sa fidélité après avoir vu cette pièce. Dans la présentation ultérieure de La Sécheresse et le mensonge en 2011, un membre du Conseil est venu voir la pièce après sa suspension, pour vérifier les modifications nécessaires à l’obtention d’une autorisation. Une objection qu’il a avancée était que la lumière de la scène ne donnait pas d’espoir. J’ai ensuite signé un papier qui indiquait les remarques à respecter pour avoir une nouvelle autorisation. Une remarque consistait à m’engager à jeter une lumière pleine d’espoir sur la scène. (Je vous enverrai plus tard une copie de ce papier). Écrire dans l’obscurité est une autre de mes pièces qui a été six fois révisée et modifiée. Finalement, on a eu l’autorisation de la mettre en scène à condition de supprimer la salle d’interrogatoire de sorte que le spectateur ne comprenne pas que l’un des personnages est enquêteur ; parce qu’on ne doit pas remarquer qu’il y a des salles d’interrogatoire en Iran. Dans le théâtre intitulé Preuve (Borhan), j’avais demandé à deux comédiens qui étaient un couple marié, de se serrer la main. J’avais la certitude qu’il n’y aurait pas de problème parce qu’ils étaient mariés. Mais les membres du Conseil de censure ont dit qu’ils ne pouvaient pas se serrer la main dans la présentation parce qu’ils ne sont pas un couple marié dans la pièce. 

Pour contourner la censure, chaque artiste a ses propres astuces. Certains cachent la censure. Je voulais faire de sorte que la censure soit dénoncée. Une de mes astuces qui était devenue très célèbre consistait à employer le mot « Vingt-cinq[2] ». C’était  l’astuce distrayante la plus importante dans mes pièces, mais elle est maintenant connue. Cette idée m’est venue en 1998 lors de la répétition de La Sécheresse et le mensonge. Par exemple, le personnage ne pouvait pas dire « Tu as mangé de la merde » à cette époque (expression vulgaire signifiant faire, commettre une chose reprochable). Le mot « la merde » était interdit à cette époque. J’ai demandé à mon comédien de dire « tu as mangé du 25 ». Le texte suivant est un extrait de la pièce La Sécheresse et le mensonge :

Mitra : Puis l’ami du mari comprend ce que la femme veut faire, il se dit par peur que ce soit du 25.

Omid : ça suffit Mitra !

Mitra rit.

Mitra : Mais 25 n’est pas un mauvais mot. Tout le monde fait du 25. Toi, tu fais du 25 ! Je ne sais pas comment les hommes ont décidé de faire du 25 en cachette. (Elle rit) Vingt-cinqqqqqqqqqq !

Dans la présentation de la pièce Ecrire dans l’obscurité, qui concerne les élections présidentielles de 2009, pour éviter la censure et la suspension de notre représentation, les comédiens, au lieu de nommer les candidats par leurs vrais noms (Mir Hossein Moussavi, Ahmadi Nejad, Karoubi et Mohsen Rezaei), disaient : vingt-cinq. C’est-à-dire que quelqu’un demande à l’autre : « tu vas voter pour qui ? » Ce dernier répond : « Je vais voter pour vingt-cinq. Et toi ? » Le premier répond : « Non, je préfère voter pour vingt-cinq ». Il entend bien sûr un autre candidat. Le nom de tous les candidats était vingt-cinq. Du point de vue formaliste, cet emploi du mot vingt-cinq suggère qu’ils étaient tous les mêmes. 

Même les comédiens n’ont pas su pendant longtemps ce que j’entendais par l’emploi de ce numéro. Et si quelqu’un m’interrogeait à ce propos, je lui répondais simplement que c’était un chiffre et que je n’entendais rien. J’attendais que les membres du Conseil de censure me posent la même question. J’étais prêt à leur répondre qu’ils pouvaient le remplacer par le chiffre qu’ils préféraient. Le 19 est bon ? Mais heureusement ils n’ont rien demandé. En vérité le chiffre 25 fait ironiquement allusion au principe 25 de la Constitution précisant que la censure est interdite. Donc vous voyez comment je franchis les lignes rouges en toute légalité. Celui qui me conteste pour cette attitude, il se ridiculise ; parce qu’il contredit la Constitution. Pourtant on ne me permet plus d’employer le chiffre vingt-cinq dans mes pièces. En 2011 quand on a suspendu la présentation de La sécheresse et le mensonge après une semaine de représentations, une des remarques du Conseil de censure concernait la suppression du mot 25. Lorsqu’on a voulu réaliser le film La Sécheresse et le mensonge en 2015, une des conditions imposées par le Conseil d’émission des permis de diffusion des films consistait à supprimer tous les 25 du film. Le réalisateur avait fait semblant de tout ignorer pour demander pourquoi cette suppression ? On avait répondu qu’ils faisaient allusion au principe 25 de la Constitution. Par conséquent les 25 se sont transformés en « Vingt-et-un chiffres quelconques » ! Pourtant ce chiffre est resté dans quelques scènes du film et je ne sais pas comment ils n’ont pas demandé de les supprimer. N’est-ce pas dérisoire ? Mon astuce la plus importante pour dénoncer la censure est révélée et je n’ai pas encore trouvé de nouvelle idée pour contourner la censure dans mes prochains écrits. Je préfère ne pas être obligé de trouver une nouvelle idée pour faire face à la censure et pouvoir toujours utiliser mes astuces actuelles. Mais il est ridicule que le Conseil de censure ne me permette pas d’employer mes astuces précédentes dans mes écrits. Je ne comprends pas (leur attitude) ! S’ils croient que leur comportement est correct, pourquoi ne veulent-ils pas que quelqu’un comprenne qu’une pièce est censurée ? Si j’insère un signe dans mon travail pour indiquer que je n’ai pas l’autorisation de dire quelque chose, il témoigne de l’autorité du Conseil de censure. Pourquoi ne sont-ils pas fiers de leur autorité ? Pourquoi essaient-ils de cacher les signes de leur autorité ? Je connais moi-même la réponse à ma question, bien qu’ils ne la reconnaissent jamais. Voilà la réponse : ils sont eux-mêmes conscients que leur travail est immoral, honteux, répugnant et contre la Constitution.

F.CH : Je vous remercie infiniment pour le temps que vous m’avez accordé.


(1) Réalisé par François Chabanais en 2018. Mohammad Yaghubi né en Iran en 1967. C’est un auteur et metteur en scène célèbre en Iran. Le théâtre iranien moderne s’est construit grâce à ses pièces, ses représentations et son nouveau regard sur la société iranienne.  La plupart de ses pièces critiquent la politique et la société iranienne. Yaghubi a également écrit des scénarios pour plusieurs films. Il vit au Canada depuis 2013.  Ses pièces et ses films ont rencontré beaucoup de succès. Le théâtre iranien considère Mohammad Yaghubi à la fois comme un maître et comme un personnage intellectuel singulier. Mohammad Yaghubi est considéré comme Bernard Dort en France. Aujourd’hui ses pièces sont jouées partout en Iran.

(2) Le numéro vingt-cinq mentionne la loi de la censure dans la République Islamique d’Iran.

Auteur/autrice : François Chabanais

Doctorant en Arts du spectacle, sous la direction de la Professeure Chantal Meyer-Plantureux. Université de Caen-France.

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