En novembre dernier, dans la tourmente du reconfinement, cette question contenait toutes les autres. La précarité à laquelle les élèves faisaient face, dans un quotidien inédit qui s’installait pour durer, doublée des affres d’une vie professionnelle d’avance marquée du sceau d’une crise économique et culturelle sans précédent, laissait peu de place à une réflexion de fond. Le temps lui, pourtant, nous en était donné. Nous sommes parvenu.es à tordre le cou rapidement à la question de l’utilité, du sens, qui ne pouvait se poser vraiment, tant elle était chahutée par un brouhaha sur l’essentiel et l’inessentiel qui, saturant les réseaux sociaux, risquait de nous arrêter définitivement dans un aquoibonisme d’hibernation. J’ai assumé qu’il n’y a pas de civilisations sans histoires, et que c’est à nous de tenir les contes. Les élèves ont eu la grâce d’accepter cette prémisse. Nous nous sommes donc penché.es sur les gestes qui demeuraient possibles, et, à nous, nécessaires dans ce monde de barrières.
La vague des captations sauve-qui-peut aggravait la frustration d’une longue séparation d’avec le public : eux comme moi peinions à regarder ce flux. On y exigeait trop souvent de nous de faire semblant d’être dans la salle, alors que nous étions devant un écran qui était déjà devenu notre lien principal avec le monde du travail, avec nos proches, avec l’actualité. C’est sur l’absurdité de cette convention, qui condamnait d’avance ce que nous regardions à n’être qu’un pis-aller, qu’une réflexion a pu s’amorcer. Simultanément, éthique et pratique ont cherché et trouvé leur place à l’occasion des cours collectifs de dramaturgie en visioconférence, si loin, si proche. Comment rester vivants ? Comment ne pas ajouter du bruit au bruit en réalisant une énième captation devant une salle vide ? En condamnant d’autres à devenir ce public simulateur que nous ne supportions pas d’être ? Comment faire pour jouer sans public ? S’essayer à un espace de jeu qui ne réclame pas la présence du public ? Et très vite aussi, la question des data centers est apparue. Comment ne pas nourrir le monstre ? Il n’était pas question de sortir d’un système auquel nous appartenons. L’école est une institution, pas un no man’s land. Mais alors que la direction du CNSMDP redoublait de vigilance pour éviter une nouvelle fermeture, but essentiel pour tou.tes et dont chacun.e avait conscience, il a été possible de rappeler qu’avant de jouer pour un public, nous jouions avec et pour nos partenaires. L’appel du dehors est toujours très puissant pour les élèves de Master, et c’est heureux. Mais dans le cadre de cette crise, démultipliée justement par le peu de cas que nous faisons à présent des distances, les élèves mesuraient tout à coup combien il y avait à faire ici, entre nous, avant de prendre des trains et des avions pour répandre la bonne parole de l’art et de la culture dans un monde sans frontières apparentes. Fonctionner en circuit court, voire très court au sein de l’école, là où se nouent les amitiés, où se maillent les réseaux, où germe la pratique musicale de demain, soudain n’est plus apparu comme une perte de temps, un manque d’ambition ou une négligence à préparer son insertion dans le milieu professionnel. L’école n’était plus « en attendant », en sus, elle redevenait le lieu où ça se transforme, l’athanor.
Nous avons renoncé au projet conçu pendant le confinement : un spectacle de retrouvailles, de grande table familiale à douze convives autour de Gianni Schicchi de Puccini. Au-delà des protocoles sanitaires qui en invalidaient la réalisation, l’heure n’était pas à la comédie ni aux affaires d’héritage entre humains. En m’appuyant sur le répertoire que les élèves préparaient, j’ai proposé un travail avec Pelléas & Mélisande de Debussy pour matière. Pour forme, une web-série en six épisodes d’une vingtaine de minutes chacun. Soit un objet artistique et pédagogique qui prend en compte son support, l’écran.
Cette idée a été accueillie avec curiosité, enthousiasme et réactivité à tous les niveaux dans l’école (direction, administration, technique, classe d’arrangement de Cyrille Lehn, élèves instrumentistes et bien sûr, service audiovisuel). L’Opéra de Paris nous a fourni les quelques meubles dont nous avions besoin : le CNSMDP n’ayant pas de réserve de décors, le prêt est la solution la plus saine. Un partenariat avec l’École Estienne a été le lieu d’élaboration de scénographies augmentées, dans lesquelles une partie des scènes filmées seraient incrustées.
Pour les costumes également, prêt et débrouille. Il y a longtemps que nous ne voulons plus jeter ni commander très loin des choses sans devenir… La fermeture de nombreux commerces pendant la préparation du tournage a encore accentué notre vigilance à cet endroit. En marge de cette économie responsable, une filiation magnifique se nomme quand un.e élève lit sur l’étiquette de son costume le nom d’un.e autre élève, qui a quitté l’école depuis longtemps pour « entrer dans la carrière ».
Avec Pelléas et Mélisande, tout un monde s’est engouffré dans notre salle de cours. Un monde de forêt, de mer, d’eau, auquel les élèves ont encore ajouté en proposant du répertoire connexe, lui aussi « en extérieur ». C’est dans cet apport, avec O Solitude de Purcell, que Paul a nommé le couple « crise écologique », désormais inséparable :
Que mes yeux sont contents
De voir ces bois, qui se trouvèrent
À la nativité du temps,
Et que tous les siècles révèrent,
Être encore aussi beaux et verts
Qu’aux premiers jours de l’univers
Jusqu’au terme de leur carrière et de leur vie, les deux mots liés, « crise écologique », indissociables de l’évocation de la nature dans leur art. Mais quand Marine, chantant le rôle de Mélisande, l’a définie du seul mot de « vivante », j’ai bien cru voir passer l’écoféminisme sous la forme de l’ombre d’une blanche biche, furtive…
Emmanuelle Cordoliani joue, écrit, enseigne, met en scène et raconte des histoires. Elle est également professeure au CNSMDP.