Créée à l’Opéra de Lyon en octobre 2014, la mise en scène du Vaisseau fantôme par Àlex Ollé[1], cofondateur de la compagnie catalane La Fura dels Baus, est portée par une critique politique et sociale trouvant sa synthèse dans une perspective écologique. Le metteur en scène trace avec ce spectacle une voie originale dans l’écocritique du capitalisme mondialisé – champ encore nouveau alors sur les scènes lyriques internationales – contribuant au renouvellement de l’approche de la nature dans le répertoire wagnérien.
Tandis que l’orchestre de l’Opéra de Lyon entonne sous la baguette de Kazushi Ono « le motif représentant, musicalement, la malédiction qui pèse sur le Capitaine hollandais […] ce motif de quelques mesures, plus rythmique que mélodique […], qui produit l’effet d’une silhouette vivement accentuée, d’une ombre aperçue à la lueur de la foudre, et dont l’attitude suffit pour l’imprimer dans notre souvenir[2] », le rideau se lève et découvre, sur toute la hauteur du cadre de scène, l’immense proue d’un navire marchand prise dans la tempête, se dressant sur les vagues pour se fracasser dans l’onde, projetée sur sa coque grâce aux vidéos conçues par Franc Aleu.
Cette installation gigantesque imaginée par le scénographe Alfons Flores figure tour à tour, sur mer et sur terre, le navire marchand de Daland, le vaisseau fantôme du Hollandais et la carcasse d’un paquebot échouée sur une plage de l’hémisphère sud. Là se trouve le parti pris d’Ollé : situer l’action du Vaisseau dans les pays les plus pauvres du monde contemporain, pour en actualiser la symbolique et retendre les dynamiques interpersonnelles. Le Hollandais (Simon Neal) reste la figure mythique dont Senta (Magdalena Anna Hoffmann) connaît la malédiction depuis sa plus tendre enfance : errant sur les mers jusqu’au jugement dernier, il attend la mort que seule la fidélité d’une femme pourra lui procurer. Chez Ollé, telle une apparition des profondeurs de son inconscient, le Hollandais surgit de la cale du navire de Daland (Falk Strukmann) pour lui acheter la main de sa fille Senta.
Les volumes du décor qui, grâce au jeu des projections, se transformaient d’abord en onde déchaînée, figurent au second acte les dunes de la plage bengalaise de Chittagong, jonchée de détritus et de ferraille, que les fileuses de Sandwicke récupèrent et trient un à un en chantant l’attente des matelots partis en mer – pendant que des ouvriers démantèlent derrière elles le corps d’un cargo abandonné. C’est dans ce cimetière marin que Daland réapparaît et présente le Hollandais à Senta, laissant les futurs époux s’échanger aussitôt des serments d’amour éternel. Surprenant sur cette même plage le chasseur Erik (Tomislav Muzek) venu rappeler à Senta leurs promesses d’amour passées, le Hollandais se croit trahi et, après avoir renié sa fiancée, embarque avec son équipage d’ombres. L’énorme étrave est évacuée, les dunes redeviennent tempête et l’héroïne plonge dans les images des flots pour sauver l’être auquel elle a juré fidélité.
L’écocritique au croisement de l’imaginaire et de la réalité
La mise en scène d’Àlex Ollé repose sur l’ambition esthétique d’articuler le réel et l’imaginaire. Et Le Vaisseau fantôme qui « […] marque la rencontre entre le monde réel et le monde d’au-delà du réel, celui des légendes[3] » lui donne toute latitude pour ce faire. S’il s’agit de s’éloigner « du système de croyance, profondément romantique, avec lequel Wagner écrit la pièce[4] », le metteur en scène reste néanmoins fasciné par nombre d’éléments du drame circulant entre des horizons rationnels et surnaturels, comme les fantômes pris entre la mort et la vie, Senta entre la réalité et son imagination, la métaphore du vaisseau ouvrant vers l’ailleurs ou encore la mer « puissante métaphore de la limite ultime imposée à l’humain ». Le contrat passé entre Daland et le fantôme ou encore le sacrifice de Senta conduisent ainsi Ollé à se demander : « Dans quel endroit un père est-il capable de vendre sa fille pour de l’argent ? Dans quel endroit la vie a-t-elle si peu de valeur que la mort, en comparaison, n’est pas nécessairement un mauvais choix ? »
Cette exploration en scène de l’imaginaire et du réel n’est pas sans lien avec la dimension écologique du spectacle. Bien qu’élément de l’ordre du réel, le capitalisme globalisé, en tant que superstructure totale et mondiale, touche aux limites de l’expérience humaine. Aussi grande soit-elle, la matérialité et la finitude de la scène contraignent le metteur en scène à se mettre en quête d’un élément concret pour représenter ce réel au-delà du sensible. « C’est au cours de la recherche de réponses possibles [aux questions dramaturgiques posées par le livret], confie Ollé, qu’est soudainement apparu le port de Chittagong, un des endroits les plus pollués du monde, connu sous le nom de l’Enfer sur terre, en raison du formidable cimetière marin où de grands navires marchands sont démolis dans des endroits pratiquement désertiques face à l’immensité de l’horizon. » La critique du capitalisme mondialisé passe ainsi par la représentation de son envers, à travers un processus de mise en évidence de l’externalisation des problèmes écologiques dans les pays les plus pauvres. Àlex Ollé et son équipe artistique nous montrent ce que produit ailleurs sur notre planète la quête effrénée de richesses du modèle dominant, à travers le désastre écologique manifeste que représentent ces déchets industriels. Le spectateur de 2014 avait certainement en tête le scandale du démantèlement du porte-avion amianté Clemenceau ayant défrayé la chronique six ans plus tôt. Ce désastre écologique est inséparable du désastre humain que représente l’exploitation d’un sous-prolétariat œuvrant au péril de sa vie dans un environnement pollué. « Le Vaisseau fantôme est maintenant ce bateau échoué dans un désert de surréalisme industriel » écrit Ollé, marquant sa conception du réel comme tremplin vers l’imaginaire.
Dans une forme de romantisme hérité, c’est tout l’imaginaire de ces travailleur·euses de la mer, renvoyant à une signification plus haute, qu’Àlex Ollé souhaite représenter puisqu’il les décrit comme « un groupe d’hommes et de femmes, presqu’une tribu ancestrale, à mi-chemin entre des pirates et des esclaves de la démolition des navires marchands ». Les rebuts toxiques du capitalisme mondialisé et cette humanité du bout du monde se confondent ainsi dans un imaginaire délétère : « Ce qui émerge des entrailles du navire, son équipage, son capitaine, sont désormais les fantômes mêmes des opérateurs qui le détruisent. Ce sont leurs désirs, leurs ambitions, leur soif de pouvoir, de richesse, de liberté, leurs propres peurs, telle une émanation des déchets polluants des aspirations d’une société aux confins de l’enfer. »
La tentative d’écocritique de la conscience capitaliste amène Àlex Ollé à représenter en creux ce que produit chez nous cette société d’abondance : un système où l’Occident exploite les autres nations du globe, raciste de fait mais apte à préserver la bonne conscience des pays riches (ceux-là même qui consomment de l’opéra), en désignant comme investissement ou développement l’exploitation et l’épuisement des ressources et des êtres. Un dispositif symbolique se dessine ainsi dénonçant la fausse conscience du public. Joyau de la politique d’attractivité (financière, économique) de la ville à l’ère Collomb, l’Opéra de Lyon présente à son public les conséquences de la mondialisation à laquelle cette communauté et ses institutions locales prennent leur part active. Venue jouir dans son lieu de sociabilité par excellence, cette élite voit sa conscience humanitaire prise à son propre piège, découvrant au lieu d’un chef d’œuvre de sa culture les détritus de sa civilisation et la misère du monde pour tout imaginaire progressiste. « Les spectres du Vaisseau fantôme s’échappent des cales et imprègnent tout, poursuit le metteur en scène dans sa note. Ils représentent l’âme de la société capitaliste échouée sur les récifs du XXIe siècle. C’est “l’autre” de notre société. Un regard sur l’autre côté du miroir de l’Occident. »
La lecture écologique du spectacle d’Àlex Ollé synthétise ainsi les perspectives économiques, sociales, politiques, de sa critique de la réalité et de l’imaginaire capitalistes. Les lunettes écocritiques permettent au metteur en scène de traverser les différentes strates – humaine, sociale, mondiale – de l’objet qui l’intéresse, en développant une écopoétique originale.
Une représentation technique de la nature
Laboratoire de la poétique du leitmotiv et du concept d’œuvre d’art totale, Le Vaisseau fantôme est encore largement travaillé par l’esthétique spectaculaire héritée du grand opéra meyerbeerien. Par cette double influence, cette œuvre offre un spécimen de choix pour renouer avec l’ambition romantique de représenter le monde sur scène. Ambition qui correspond à celle d’Ollé de mettre en scène l’endroit et l’envers du monde en montrant, dans un autre hémisphère, le lieu d’échec de nos productions matérielles et la fin de l’entreprise d’exploitation de la nature et de l’homme. Ce processus consistant à exposer, au sein d’un système de représentation pleinement intégré à l’ordre social dominant, ce qui devait absolument rester caché met en lumière la structure du capitalisme identifiée par Benjamin dans Le Livre des passages. L’écocritique consiste dans ce spectacle à dévoiler l’arrière-boutique où se confectionne la marchandise fétichisée en vitrine, révélant ainsi le témoignage de barbarie – ici la violence destructrice de l’exploitation mondialisée de l’humain et de la nature – dissimulé derrière tout monument de culture[5].
La manière dont est menée cette entreprise écocritique n’en possède pas moins quelques limites. Avec ses dunes synthétiques sur lesquelles rebondissent protagonistes et chœur ou les projections de la mer déchaînée, le spectacle s’en tient à une représentation purement technique et technicisante de la nature. Les outils utilisés pour dénoncer l’ancien monde restent polluants, aussi bien sur le plan énergétique que matériel. Que devient ce décor monumental au terme du spectacle et de sa tournée ? De même, la dénonciation du racisme systémique du capitalisme globalisé voit un casting exclusivement européen interpréter le personnel dramatique bangladeshi. N’y a-t-il pas une forme d’essentialisation, voire d’appropriation à investir l’imaginaire du sous-prolétariat d’Asie du Sud pour lui attribuer une symbolique romancée ? Le chœur de l’opéra de Lyon, couvert de haillons par le costumier Josep Abril et hasardant quelques pas de danse indianisants, oscille ainsi entre réalisme et exotisme.
La fin, plus réussie, sauve le dispositif. L’équipage du Hollandais devient une humanité de la fin du monde, dérivant à bord d’un radeau prêt à s’abîmer. Senta ne disparaît plus dans les flots, mais se tient debout sur les vagues, submergée par les projections de la tempête. Le finale s’éloigne alors du réalisme fantastique qui avait dominé dans le tableau inaugural pour construire une image poétique et saisissante nouant étroitement écologie et sensibilité. Ollé détourne en effet la fonction de l’opéra wagnérien – sauver le monde – qui aurait voulu que l’on représente la nature et l’homme préservés de la catastrophe ou la réparant. La précarité absolue de l’homme est rendue sensible, non plus de manière réaliste comme sur les plages de Chittagong, mais sur un plan spectaculaire à travers la métaphore de la tempête. Là se découvre « sa pulsion profonde, son rythme conceptuel », qu’Ollé disait rechercher dans le Vaisseau. Par l’émerveillement et l’étonnement, en suscitant l’attention esthétique plus que l’interprétation symbolique, les fantômes-personnages, êtres de l’imaginaire plutôt que métaphores du réel, interrogent politiquement et écologiquement le spectateur – moi ou un autre.
Marius
Muller prépare un doctorat sur les déconstructions et
réinventions de l’opéra sur les scènes contemporaines sous la direction de
Timothée Picard et Isabelle Moindrot.
[1] Richard Wagner, Le Vaisseau fantôme, mise en scène Àlex Ollé, direction musicale Kazushi Ono, Opéra de Lyon, 2014.
[2] Franz Liszt, « Le Vaisseau Fantôme », Trois opéras de Richard Wagner considérés de leur point de vue musical et poétique, réunis introduits et annotés par N. Dufetel, Paris, Actes Sud, 2013, p. 243.
[3] Opéra de Lyon, Le Vaisseau fantôme, programme du spectacle, 2014, p. 17.
[4] Àlex Ollé, [note de mise en scène], in Opéra de Lyon, op. cit., imprimé à part, p. II. Toutes les citations qui suivent sont extraites de ce document.
[5] Walter Benjamin, « Il n’est pas de témoignage de culture qui ne soit en même temps un témoignage de barbarie », Sur le concept d’histoire [1940], in Œuvres III, Paris, Gallimard, 2010, p. 433.