Chronique d’un film revisité

À propos de « J’abandonne une partie de moi que j’adapte » de Justine Lequette (Group Nabla)

Jules Puibaraud, Rémi Faure et Léa Romagny. (c) Hubert Amiel.

« Pourquoi faut-il travailler ? » questionne d’emblée une enfant (Léa Romagny) perchée sur une balançoire, d’un air malicieux. C’est ainsi que commence J’abandonne une partie de moi que j’adapte, spectacle conçu et mis en scène par Justine Lequette, à partir d’une adaptation du film documentaire de Jean Rouch et Edgar Morin, Chroniques d’un été. Ce film enquête sur le bonheur par une simple question que pose le réalisateur à des citoyens lambdas (ouvriers et intellectuels), pendant l’été 1960 : « êtes-vous heureux ? », touchant en filigranes à des problématiques sociétales et politiques qui font écho aujourd’hui. C’est en effet l’époque où la société de consommation prend de l’ampleur, transposée notamment en littérature, quelques années plus tard, dans Les Choses de G. Perec.

Léa Romagny dans la scène initiale. Photo Hubert Amiel.

Une relecture de l’histoire

Justine Lequette a parfaitement intégré l’enseignement du Conservatoire de Liège où la question politique du théâtre est primordiale, défendue notamment par certains professeurs comme Jacques Delcuvellerie, mais aussi Françoise Bloch (1). Deux artistes qui utilisent le medium du théâtre pour investiguer le passé et le « réactualiser ».

Dans la première partie de J’abandonne…, les acteurs incarnent, au millimètre près, certains protagonistes du film – dont le réalisateur Jean Rouch et le sociologue et philosophe Edgar Morin – et se réapproprient leur parole, imitant à la perfection chaque mimique, geste, intonation et voix. Pour Justine Lequette, il était en effet important de « faire expérience de corps, de voix, de façons de penser » (2). Les acteurs sondent ainsi intimement le passé et le re-créent en direct, procurant une conscience de l’autre – et donc de soi – assez rare (que le cinéma permet moins). Cette transposition hic et nunc dans des individus en chair et en os nous permet de mieux ressentir et mesurer ce qui nous lie et ce qui nous éloigne de cette époque pré-1968 où tout semblait possible.

Le bonheur est-il compatible avec le travail ? Faut-il accepter de travailler ?

Nietzsche écrit dans Humain trop humain :

« Tous les hommes se divisent entre esclaves et êtres libres. Car celui qui de sa journée n’a pas les deux tiers à soi est un esclave, qu’il soit au demeurant ce qu’il voudra : homme d’État, marchand, fonctionnaire, savant… » (3)

J’abandonne…, coécrit avec les acteurs, alterne des moments de reproduction du documentaire – soit projeté soit incarné – par des scènes du film en train de se faire, imaginées à partir de rushs : Jules Puibaraud jouant Edgar Morin, et Rémi Faure interprétant Jean Rouch. Par cette mise en abyme originale – du cinéma qui s’écrit au théâtre -, la pièce évoque aussi le travail et la vie des artistes en général, qui semblent pétris de liberté et de joie de vivre : ça fume, ça boit, ça rigole, dans de joyeux débats désordonnés. En contrepoint, dans une scène du documentaire, on voit quelqu’un répondre à cette question « êtes-vous heureux » en disant que chaque jour, il est contraint d’abandonner une partie de lui-même qu’il adapte (sous-entendu, à ce qu’on lui demande d’être ou de faire) ; phrase par ailleurs reprise dans le titre du spectacle.

La deuxième partie, ancrée cette fois dans le présent, s’attaque à dénoncer les dérives économiques que nous connaissons aujourd’hui. De façon plus conventionnelle, elle met en scène différents personnages fictifs qui semblent directement issus de notre société contemporaine. Ils se lancent dans des discours qui vantent les bienfaits de l’effort, l’importance du mérite, propos que l’on retrouve souvent dans les médias ou en politique : « il vaut mieux un emploi précaire que le chômage et l’aide sociale » dira quelqu’un, soulignant que c’est par le travail que l’existence prend tout son sens. D’autres, au contraire, remettent en cause l’obligation de travailler, notamment l’un d’eux qui écrira une lettre de « non candidature » (4).

Léa Romagny, Jules Puibaraud, Rémi Faure, Benjamin Lichou. (c)Hubert Amiel.

L’émancipation

La fin est une plongée cocasse dans un avenir incertain, nu, à l’image des acteurs qui se débarrasseront de leurs « atours », où la question du bonheur se décline en langage « actuel » condensé et plus immédiat : « ça va ? », répété en boucle, et les réponses, plus laconiques qu’à l’époque : « Oui, oui, ça va, et toi ? » laissent entrevoir un vague espoir de transformation de notre société actuelle, où l’hyper consommation a clairement pris le dessus.

J’abandonne une partie de moi que j'adapte
Justine Lequette / Group NABLA

Un projet initié et mis en scène par Justine Lequette, 
écriture collective
Avec: Rémi Faure, Benjamin Lichou, Jules Puibaraud, Léa Romagny
Assistant à la mise en scène
: Ferdinand Despy
Création lumière
: Guillaume Fromentin
Projet issu de Solo Carte Blanche de l’ESACT
Production Création Studio Théâtre National Wallonie-Bruxelles
Coproduction Group Nabla
Avec le soutien de l’ESACT, La Chaufferie-Acte1, Festival de Liège

11 et 12 décembre 2018 – Festival Impatience, T2G Théâtre de Gennevilliers à Paris (FR)
2 avril 2019 – Théâtre Paul Eluard à Choisy-le-Roi (BE) (lien)
4 et 5 avril 2019 – Théâtre de L’Aire Libre à Rennes (FR) (lien)
2 mai 2019 – Théâtre des Quatre Saisons à Gradignan (FR)

Prix "Meilleure découverte" aux Prix de la critique.
Prix du Public au Festival Impatience 2018.
  1. 1. Françoise Bloch a créé plusieurs pièces traitant de la problématique du travail : Grow or Go (2009) qui interroge le langage et les valeurs du monde de la consultance en entreprise ; Une société de services (2011) qui explore les coulisses d'un centre d'appel et sonde les conséquences humaines des nouvelles organisations du travail ; et Money ! (2013) qui, partant d'un rendez-vous dans une banque, tente de déployer les mécaniques du profit. Source zootheatre.be. Lire dans Alternatives théâtrales : « Le monde comme Zoo. Money mis en scène par Françoise Bloch », par Yannic Mancel, dans le n°126-127 (2015), « De la pédagogie au théâtre documentaire, entretien avec Françoise Bloch » réalisé par Nancy Delhalle dans le n°112 (2012). « Le réel comme pédagogie du travail d'acteur, Entretien avec Françoise Bloch » réalisé par Bernard Debroux, publié dans le n°101 (2009).
Sur Jacques Delcuvellerie, entre autres textes (nombreux), lire le n°67-68 Rwanda 94. Le théâtre face au génocide. Groupov, récit d’une création (2001), disponible en PDF; et, aux éditions Alternatives théâtrales, Sur la limite, vers la fin, Repères sur le théâtre dans la société du spectacle à travers l'aventure du Groupov par Jacques Delcuvellerie (2012).
  1. 2. Citation de Justine Lequette lors de la rencontre publique du 6 décembre 2018 à la Bellone :« Théâtre, histoire et société »
    
    À l’occasion de la reprise du spectacle J’abandonne une partie de moi que j'adapte… de Justine Lequette au Théâtre des Martyrs (en coprésentation avec le Théâtre National), Alternatives théâtrales et La Bellone s’associent pour interroger le pouvoir du médium théâtral à investiguer l’histoire récente, et à en matérialiser la généalogie des idées afin d’interroger leur influence contemporaine.
    
    Avec Justine Lequette, Nathanaël Harcq, modéré par Benoît Hennaut.
    
    Podcast disponible ici.

    Nathanaël Harcq, Justine Lequette et Benoît Hennaut à La Bellone. (c)LVG.
  2. 3. Humain, trop humain, §283, Traduction par Alexandre-Marie Desrousseaux. Société du Mercure de France, 1906 [septième édition] in (Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche). lien wikisource.
  1. 4. Cela fait penser à Lettres de non-motivation de Vincent Thomasset/Compagnie Laars & Co, programmé au Théâtre 140 en 2017. Ce spectacle a fait l’objet d’une rencontre publique en février 2017: « B(e)au Travail »: La Bellone et Alternatives théâtrales proposent un temps de rencontre pour décrypter ce qui se niche dans l’absurdité de notre relation à l’emploi, épinglée subtilement dans ces lettres. Un temps de réflexion autour du spectacle, sur les enjeux du travail aujourd’hui, avec le philosophe Pascal Chabot et le metteur en scène Vincent Thomasset. Rencontre animée par Sylvie Martin-Lahmani. Podcast à télécharger ici.

Auteur/autrice : Laurence Van Goethem

Laurence Van Goethem, romaniste et traductrice, a travaillé longtemps pour Alternatives théâtrales.

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