À l’occasion de la nouvelle création d’Anne-Cécile Vandalem, Arctique, au Théâtre National (Bruxelles), nous publions ici un extrait de l’article que Selma Alaoui lui consacrait, paru dans le #129 Scènes de femmes, écrire et créer au féminin.
Les êtres qui peuplent le théâtre d’Anne-Cécile Vandalem ne tournent pas rond. Fragiles, maladroits, lâches ou cruels. Souvent bêtes, parfois méchants. Touchants. Dans la société éprise de réussite qu’est la nôtre, cela porte un nom : ce sont « les perdants ». Ceux qui courent à leur propre perte et n’hésitent pas, au passage, à entraîner ceux qu’ils croisent dans leur dégringolade. Ceux qui frisent la laideur et étincellent de médiocrité.
Anne-Cécile Vandalem ne redoute pas la part d’ombre de ses personnages, au contraire elle s’amuse à l’exacerber. Elle dresse pour eux des terrains minés, les y fait trébucher, et chaque fois qu’ils se relèvent, c’est pour mieux tomber l’instant d’après et s’enfoncer encore un peu plus dans le sol. Chaque tentative de s’en sortir est couronnée par un échec retentissant. Chaque action de survie se solde par un joli plantage, voire un plongeon. Que ce soit le délire schizophrène de (Self) Service, la paranoïa d’Hansel et Gretel ou la contamination d’Habit(u)ation, elle pousse systématiquement ses personnages dans leurs retranchements. Elle les coince dans le dernier round de leur existence et les met à l’agonie, c’est à dire dans l’instant exact où l’on se débat avec la mort sur le trajet qu’il reste à faire jusqu’à elle.
Désespérant ? Ce n’est pas vraiment l’état qui nous gagne, quand nous, spectateurs, assistons à cette débâcle. Au contraire, on en sort plutôt galvanisés. C’est que le parcours de ces perdants ne s’apparente pas à une longue descente morose, c’est plutôt un fiasco explosif, qui ouvre le champ du rire et d’un fatalisme joyeux.
Quand on l’interroge au sujet de son goût du jeu avec la noirceur, la metteuse en scène laisse paraître sa lucidité : si elle montre des êtres humains engagés sur la voie du désastre, ce n’est pas par défaitisme, mais justement par souci de transformation du pessimisme en énergie créatrice. « Nous passons notre temps à nous casser la figure et à essayer de nous relever. On s’obstine à vouloir gagner, alors que dans la réalité, la plupart du temps, on perd. Nos schémas de vie sont plus souvent associés à la perte qu’au gain. Une fois que tu acceptes ça, alors tu peux commencer à t’en sortir. Pour moi, regarder la perte en face et la sublimer, c’est se redonner de la puissance. » Apprendre à perdre pour gagner en puissance. Mettre en scène des personnages qui échouent pour provoquer de la mise à distance et de l’autodérision. S’autoriser à rire de sa propre condition, pour l’accepter bien en face et surtout mieux la dépasser.
Le maniement du tragique va loin dans ses spectacles, en premier lieu parce que les dispositifs scéniques sont conçus comme des zones d’enfermement (intérieurs qui se replient sur eux-mêmes ou se retournent contre les habitants, cave étroite, île qui abrite des survivants) – comme si l’espace vital des personnages se resserrait, au sens propre. Ensuite, la mort elle-même rôde à tout moment. Dans Tristesses, sa nouvelle création, elle est même présente sur scène : une femme se pend au cœur du village, des fantômes errent sur la place publique, sans compter que tous les personnages s’entretuent à la fin du spectacle, pour finir en tas de cadavres. La mort est là, donc, prise dans sa matérialité, puisque sont représentés les corps défunts, et tout ce qui les accompagne : cercueil, cérémonie funéraire, assassinats en série. L’inéluctable est présent et bien palpable. Pourtant, et c’est ce qui est bien singulier dans le travail d’Anne-Cécile Vandalem, les signes de la tragédie sont emmenés jusqu’à la désacralisation, le grotesque et le rire. Tout à coup, le cercueil passe de main en main si bien qu’on en oublie le mort qui est dedans ; quant aux fantômes, ils se baladent tranquilles et bonhommes au milieu des vivants, tout en assurant la bande originale du spectacle. Enfin, on se permet de rire des morts, avec les morts : le texte des comédiens vient toujours apporter un contrepoint plein d’humour aux situations les plus macabres.
Lire la suite dans le #129 Scènes de femmes, écrire et créer au féminin qui contient un dossier complet sur le travail d’Anne-Cécile Vandalem.