L’ingénieux ingénu – le théâtre de musique de Thom Luz

« Girl from the fog machine factory », la dernière création de Thom Luz, est caractéristique du théâtre musical du metteur en scène zurichois, aujourd’hui résident du Theater Basel. Retour sur ce théâtre mélancolique et émerveillé dans lequel la musique tient une place singulière.

WHEN I DIE - a ghost story with music, avec Daniele Pintaudi, Jack McNeill, Samuel Streiff, Mathias Weibel (v.l.n.r.), Theater Gessnerallee Zürich.© Karin Hofer / NZZ

Une conversation avec le metteur en scène zurichois Thom Luz a de grandes chances de porter en fin de compte sur les différents modèles de machines à fumée, liquides appropriés et autres brouillards artificiels. Spécialiste de la question et collectionneur de ces engins à brasser de l’air, le metteur en scène formé à Zurich et aujourd’hui résident du Theater Basel en connait toutes les possibilités et les variantes – et en effet la fumée a une place importante dans ses créations, au même titre que la musique, omniprésente et interprétée en scène. L’un de ses plus récents spectacles, Girl from the fog factory (2018), se passe d’ailleurs dans une usine de fabrication de ces machines – une entreprise dont les employés doivent redoubler d’inventivité pour relancer les ventes en produisant des nuages inattendus, accompagnés par des musiciens embauchés pour l’occasion. Ils n’y parviendront visiblement pas, le spectacle se finissant sur un paysage brumeux et mélancolique évoquant un espace à l’abandon.

Girl from the fog machine factory. (c) Sandra Then.

Patience camp, sa première mise en scène à Bâle en 2007, relatait déjà un échec. Le récit de la tentative de traversée de l’Antarctique par Sir Shackleton en 1913 et de l’attente de l’équipage dans le navire bloqué par les glaces était restitué par quatre comédiens avec des moyens sommaires – une porte sur roulette, un harmonium mobile, une vieille carte du monde, une guitare, une machine à neige et trois tréteaux simples en bois. Au rêve de l’explorateur finalement contraint de revenir sans être parvenu à réaliser son exploit, et à l’attente de l’équipage dans le navire avant le renoncement, correspondait la tentative modeste mais ardemment vécue des acteurs à restituer ensemble le récit, toujours visiblement à la limite de l’échec eux aussi. Ce premier spectacle posait les bases de ce qui fait encore le théâtre de Luz aujourd’hui : une scène essentiellement vide accueillant des éléments de décor mobiles – portes sur roulettes, piano ou harmonium, échelles ou machines de technique de théâtre (grue, nacelle…), lampes mobiles variées, machines à fumée utilisées par les comédiens… et le plus souvent quatre ou cinq interprètes qui sont aussi bien acteurs, chanteurs que musiciens s’adressant frontalement aux spectateurs pour partager le récit d’une aventure improbable.

Ces espaces habités que le metteur en scène zurichois organise relèvent ainsi de l’installation modeste organisée pour l’occasion – réalisée avec peu d’éléments, en grande partie avec ce que l’on peut trouver dans un théâtre en ordre de marche, comme si l’idée du spectacle et l’envie de la partager venaient de surgir. Ainsi les lambris de The lost art of keeping a secret (2009), inspiré de l’œuvre de Raymond Roussel, sont-ils retenus au mur avec du scotch papier, un matelas au centre figurant la chambre de l’auteur et deux musiciens sont plus ou moins repliés derrière le piano au lointain à cour. Parmi la dizaine de créations suivantes, produites dès lors par des théâtres d’ensemble suisses ou allemands ou sur des scènes indépendantes, il faut citer When I die (2013), inspiré de l’histoire de Rosemary Brown, une mère de famille londonienne qui a laissé des partitions de musique remarquables et dictées, disait-elle, par les fantômes de compositeurs les plus célèbres. La production s’organise autour du piano de la vieille dame avec des portes sur roulettes et des flycases de théâtre recomposant à l’envi l’espace autour d’elle, ainsi qu’un étrange instrument de verre musical – un glassharmonica ou harmonica de verre. Traurige Zauberer (Tristes sorciers, 2016) se déroule dans un théâtre vu depuis les coulisses, peu avant un spectacle qui se prépare en ordre dispersé. Leonce et Lena d’après Buchner (2017) a lieu dans une sorte de studio de danse, salle blanche et parquet clair, murs délabrés et reste de frise en stuc fin de siècle, velum provisoire au plafond, agrès, piano droit et miroir mural dans une alcôve en arrière-plan et petit matériel usuel dans ce genre de lieu, ainsi qu’un piano droit littéralement coupé en deux – une moitié à jardin l’autre à cour, les mécanismes apparaissant de son cadre éventré – alors que les personnages vont surgir par la fenêtre en frac (le frac est toujours impeccable, et récurrent, chez Luz) et habits impériaux mal ajustés – comme des fantômes invités et peu sûrs de leur fait…

Il y a ainsi dans les espaces de ce théâtre quelque chose de l’impromptu et en même temps du bricolage théâtral qui combine éléments triviaux et quotidiens – tasses de porcelaine dans When I die, tee-shirt d’entrainement sur cintre ou petit ghetto-blaster dans le studio de danse de Leonce et Lena, sacs plastiques ou cartons dans Girl from the fog factory – et objets techniques voire technologiques ordinaires dans un théâtre (nacelles, machines à fumée diverses, lampes, enregistreurs). À chaque fois, l’ensemble de la scénographie renvoie à un environnement contemporain qui porte les traces d’un passé récent et épars ; tout est mobile et semble pouvoir se démonter, et a surtout un usage concret avant d’être symbolique – même les lambris de The lost art of keeping a secret seront déplacés pour installer une tribune provisoire. Autrement dit, les espaces disent à la fois l’occasion et l’invention, qui vont être les clés du récit.

Ces espaces, par ailleurs essentiellement vides, vont être investis par les interprètes – un petit groupe, quatre ou cinq, rarement plus – qui sont à la fois acteurs, chanteurs et musiciens, et s’adressent frontalement aux spectateurs pour partager le récit d’une aventure improbable. Celle-ci ne sera ni vraiment représentée, ni vraiment racontée, mais plutôt reconstituée avec les moyens du bord. Tout se passe comme si la vérité de l’événement rapporté importait moins que le plaisir de raconter et même de croire, au moins un temps, à quelque chose qui ressemble à un rêve, une espérance, un monde logique répondant à d’autres logiques et nécessités, un horizon, aussi incertain soit-il.

Thom Luz met en scène ce qu’espérer fait aux corps et aux visages, aux esprits et aux pensées, plus qu’un destin précis ou exemplaire. Il désamorce, par la modestie technique autant que l’étonnant des histoires choisies (fussent-elles tirées du répertoire) toute forme d’assurance ou d’autorité de ses narrateurs et par là toute forme d’exemplarité au récit lui-même. Reste le plaisir d’y croire. Ses narrateurs finissent par être à la fois des spectres – ils vivent à moitié quelque chose au passé – et des conteurs de fable, flottant sur un seuil entre le possible et l’impossible, le vraisemblable et l’étrange, le logique et le fabuleux, avançant avec une forme de bonhommie sur la ligne de crête du pacte fictionnel qui sera toujours à la limite de ne pas pouvoir être fondé. Cette spectralité de la fiction s’exprime aussi à travers la récurrence de machines au fonctionnement incertain voire loufoque, comme si autre chose que l’esprit humain raisonnable les activait : harmonica de verre dans When I die, pianos démontés et petits moteurs entrainant des falbalas informes retombant sur les touches des pianos pour jouer une lente mélodie mélancolique à la fin de Leonce et Lena, étrange grosse caisse émettant des ronds de fumée dans Traurige Zauberer, pour ne donner que quelques exemples.

Unusual Weather phenomena project. DR.

Mais que croit-on dans le théâtre de Thom Luz ? À la mélancolie de l’espoir et la grandeur de l’échec dans Patience camp, au voyage dans l’univers depuis sa chambre (et par-delà la mort) dans The lost art of keeping a secret, aux fantômes qui dictent des chefs-d’œuvre de musique à une anonyme dans When I die, aux phénomènes météorologiques (et musicaux) inexpliqués dans Unusual weather phenomena project, au théâtre potentiel dans Traurige Zauberer, à la beauté éphémère et fugace dans Girl from the fog factory. Autrement dit, à d’autres logiques possibles, qu’on pourrait dire anti-performatives. Des mondes possibles différents qui s’accomplissent dans un temps étendu, empreint de calme et d’une mélancolie invitant à la contemplation et à l’émerveillement : ce sont des brèches dans le temps efficace et actif, des ouvertures spatio-temporelles vers des mondes parallèles. Que le merveilleux existe vraiment n’est pas la question – il est toujours reconstitué, occasionnel et ouvertement factice si ce n’est absurde (une femme surgissant en armure durant le concert de machines d’Unusual weather phenomena project vient par exemple le rappeler explicitement). Ce qui est davantage patent, c’est son effet, partagé par les artistes entre eux et proposé aux spectateurs : un apaisement qui entraine des perceptions étendues et des liens entre les êtres présents empreints d’une forme singulière d’amusement, de tendresse et d’imagination (dé-)libérée. Thom Luz décrit ainsi ses spectacles comme des espaces proposés au spectateur devant lequel il pourrait être tenté de se dire, comme au détour inattendu d’une promenade : « C’est agréable ici, je vais y rester un moment ».

L’ingénuité n’est alors pas la fin mais l’outil pour la fabrication collective d’un espace alternatif. Celui-ci pourrait être réfléchi comme un lieu propice à la contemplation, sorte de bulle méditative en marge du fracas du monde ; ou de façon plus revendicative (ce que la modestie de Luz fait pourtant relativiser ; c’est que ce n’est jamais acquis et que c’est justement le point) comme une zone à protéger où d’autres formes de rapports aux autres, au temps et à l’environnement peuvent s’élaborer.

Unusual Weather phenomena project (répétitions, Thom Luz). (c) Tabea Huberli.

Il n’est ainsi pas surprenant que le brouillard ait une place équivalente à la musique sur ces scènes : ce sont deux formes concrètes, l’une physique l’autre sonore, de cette fiction qui flotte en l’air et invite à la contemplation. L’un et l’autre sont des présences diaphanes, flottantes et impromptues qui provoquent une impression de mélancolie légère et tendre et imposent – avec une délicatesse certaine – une autre temporalité, un autre rythme, aux humains qui les perçoivent. Elles nécessitent toutes les deux une habileté technique qui est exposée scéniquement, voire soulignée – il y a une ingéniosité dans les procédés pour produire le brouillard à laquelle répond la maîtrise excellente des chanteurs et instrumentistes chantant ou jouant sur des instruments, ou dans des situations, parfois improbables.

Si la musique est chez Christoph Marthaler – souvent cité en référence à propos du théâtre de Thom Luz – l’occasion d’une occupation pour tromper l’ennui et faire ensemble ; ou chez David Marton, autre rénovateur du théâtre musical européen de la même génération que Thom Luz, l’expression d’une mélodie de l’existence et des désirs plus ou moins explicites des protagonistes, elle semble ici plus proche d’une irruption dans les affaires courantes invitant à une forme de contemplation, parfois émerveillée parfois amusée. La nature de cette irruption n’est pas évidente et peut varier selon les spectacles ; elle est en tout cas aussi inattendue qu’un événement climatique agissant sur les protagonistes, ou de l’ordre de l’envie ou l’intuition provoquée par une occasion imprévue. Elle ouvre finalement sur une perception étendue du temps et une ingéniosité stimulée (les protagonistes de Luz prennent souvent des initiatives assez inattendues). Aussi la complicité artistique la plus nette est sans doute à chercher davantage du côté de Philippe Quesne, autre amateur de fumée scénique, dans les spectacles duquel l’architecture tient un rôle proche de celui de la musique sur les scènes de Thom Luz, forme d’habitation provisoire de l’espace et du temps, invitation à la contemplation imaginative et partagée.

Mathias Weibel signe la direction musicale sur l’essentiel des créations de Thom Luz – ce violoniste, pianiste et arrangeur, membre de l’Orchestre de Chambre de Bâle et ancien collaborateur de Christoph Marthaler ou Meg Stuart, est également souvent lui-même en scène. La musique, comme l’ensemble de ce qui a lieu, est interprétée ou chantée par les acteurs. Elle a ici un effet d’immatérialisation du réel pour le réinvestir par un autre biais : la vérité de la fiction est minorée par tous les moyens possibles pour ne mettre en scène que l’effet produit par le fait de croire ensemble, un instant, fut-il bref et précaire, comme une respiration ou une divagation mélancolique qui aère les accélérations contraintes d’une journée et relativise les évidences du moment.

à voir en ce moment, de Thom Luz:

When I die, A Ghost Story with Music, Nouveau Théâtre de Montreuil, 04-06 décembre 2018.
https://vimeo.com/198185568
Léonce et Léna, d’après Georg Büchner 28-29 novembre 2018 au Maillon (Strasbourg); 17-20 janvier 2019 au Théâtre Nanterre Amandiers.
https://youtu.be/GeHnZsPXJb8
Girl from the fog machine factory, Théâtre Vidy-Lausanne, 16-19 janvier 2019.
Cet article est inclus dans le sommaire du #136 Théâtre <-> Musique, Variations contemporaines.

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