Europe Écologie Les Verts au risque de l’opéra

En février dernier, France Culture consacrait un numéro de son émission hebdomadaire Soft Power à la politique culturelle menée à Grenoble sous le mandat d’Éric Piolle. L’émission – titrée La Vague verte des maires écologistes est-elle aussi une vague culturelle ? – se présentait comme un portrait à charge : le maire y était notamment accusé de rompre avec les politiques culturelles héritées de Malraux et de Lang, de gouverner sans concertation avec les partenaires culturels, de se replier sur une forme de localisme, de jouer les pratiques amateurs contre les institutions et d’avoir nommé une adjointe aux cultures ignorante des dossiers. Complétée sur le site de France Culture par un article du journaliste Frédéric Martel, cette émission a mis le feu aux poudres et déclenché une vive polémique à propos de la politique culturelle d’Europe Écologie Les Verts. En mars, cette polémique s’est étendue au monde lyrique, lorsque la mairie EELV de Lyon a pris la décision de diminuer de 500 000 euros la subvention annuelle allouée à son opéra national. En avril, la nouvelle équipe municipale de Bordeaux – toujours EELV – a mis en place une campagne d’affichage dans le cadre de son Forum de la Culture. Deux affiches – arborant les questions Artiste, c’est un métier ? et La culture, ça coûte trop cher ? – ont été reprises sur les réseaux sociaux et perçues comme un coup de poignard par un milieu culturel précarisé par un an de crise sanitaire.

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Opéra et écologie : une chimère ?

Tout nous ramène à l’écologie

Le café colombien que l’on prend le matin en songeant aux petits exploitants d’un pays d’Amérique latine ; la chemise en coton qui nous fait penser à des petites mains abîmées dans les usines obscures d’un pays du Sud ; la voiture et ses embouteillages sur le périphérique et notre incompréhension face au sens des choses, demain j’arrête tout, je plaque tout, je change de vie ; la messagerie débordante de mails, trop c’est trop ; la pluie incessante qui, un bref instant, nous rassure face à un réchauffement planétaire trop effrayant ; la vue agréable des arbres à travers la fenêtre et l’angoisse, juste après cette courte trêve, de leur disparition prochaine, comme celle de toutes les forêts du monde ; ces emballages en plastique qui nous exaspèrent ; ces vacances à organiser – mais que faire, partir loin, en avion, ce n’est peut-être pas une si bonne idée, tandis que le train, c’est mieux et puis la SNCF nous indique notre empreinte carbone, alors d’accord, on ne sait pas exactement comment c’est calculé, mais bon, ça a l’air plutôt léger tout compte fait. La liste est longue de ces instants où chaque geste, même le plus anodin, renvoie à des enjeux écologiques à la fois réels et fantasmés. 

De la nécessité de changer, donc. 

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Le masque dans la comédie et la poétique de la survie de Katrien van Beurden du Theatre Hotel Courage

« Un jour j’étais assise à côté d’un homme sur un banc, il faisait très froid. Le vieil homme était ennuyé, il regardait fixement dans le vide. À un moment donné, après environ dix minutes, l’homme a soudainement sauté et, très irrité, a commencé à chercher quelque chose dans sa poche, sous le banc, dans son sac, et il m’a crié : « Je déteste quand cela arrive. Quelqu’un m’appelle et je ne sais pas où est mon téléphone ». Il a continué à chercher son téléphone alors j’ai commencé à l’aider en regardant partout où je pouvais. Et soudainement, à sa droite, il vit sa canette de bière et dit: « Ah, voilà. » Il ramassa sa canette de bière, la pressa et décrocha comme si c’était un téléphone: « Ah Dieu, c’est toi. C’est gentil de m’appeler. Ah, t’as la grippe? C’est dommage. Si je pouvais me charger de la terre pour un moment ? Pas de problème. Bien sûr je peux rendre les pauvres riches, arrêter les guerres, et donner de la bière gratuite pour tout le monde. Considérez-le comme fait ». Il raccrocha son téléphone, se leva et, la tête haute, il dit : « Je suis désolé, je dois partir. Le devoir m’appelle ». Et il s’éloigna à grands pas. Cet incident m’a montré d’une manière très claire comment les gens peuvent utiliser leur imagination et ingéniosité pour survivre dans un monde difficile. À partir de ce moment, je suis devenue obsédée par l’idée de comment réussir à créer quelque chose à partir de rien1. » 

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« L’autonomie n’est jamais une fin en soi » : le Decoratelier de Jozef Wouters comme centre artistique du futur

Traduit du néerlandais par Caroline Godart. Cet article est paru dans le numéro 162 (décembre 20-mars 21) de la revue Etcetera.

Donner de l’espace, c’est diviser le pouvoir, selon l’adage de Jozef Wouters. Avec Something when it don’t rain, son Decoratelier a réalisé cet été le rêve secret du secteur culturel: la création d’un espace public radicalement inclusif sans programme fixe, que diverses communautés artistiques et de riverains pourraient s’approprier. Un modèle inspirant pour l’avenir?

Le scénographe Jozef Wouters (34 ans) a conçu de nombreux espaces hors du commun ces dernières années, mais son Decoratelier est toujours unique. L’ancienne usine de la rue de Manchester à Molenbeek est bien plus qu’un studio où Wouters et son complice Menno Vandevelde construisent des stands et des décors pour d’autres artistes. C’est aussi un lieu de travail social, un espace de résidence, un abri végétal, une discothèque et un centre artistique décalé tout en un. La fantastique cour intérieure, sur laquelle donnent les bureaux de Recyclart, du Vaartkapoen et de Charleroi Danse, s’est transformée cet été en un espace public pour tou.te.s.

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L’archive, la fougère

Nous avons le plaisir de publier la version intégrale de ce texte de Jeannine Dath, publié dans la revue d'Alternatives Théâtrales #142 : Bruxelles, ce qui s'y trame

Lara Barsacq a créé deux chorégraphies autour d’Ida Rubinstein, danseuse, mécène. Dans le solo Lost in Ballets russes, elle prend pour point de départ une peinture de Léon Bakst représentant Ida en mouvement. Lara Barsacq commence le spectacle en imprimant en sérigraphie cette image avec pour fond musical Léonard Bernstein commentant Le prélude à l’après-midi d’un faune de Debussy. Le spectacle se déploie au fil de la construction d’un autel pour un rite d’adieu. La seconde création, dansée en trio, parcourt l’oeuvre d’Ida Rubinstein et le deuil y apparaît en filigrane. Les deux s’articulent autour d’éléments communs : l’archive, la parole, la danse, le rituel.    

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Léa Drouet : Faire confiance à ce qui nous touche

Nous avons le plaisir de publier la version intégrale de ce texte de Laurie Bellanca, publié dans la revue d'Alternatives Théâtrales #142 : Bruxelles, ce qui s'y trame

En écrivant aujourd’hui cet article au sujet du travail de Léa Drouet*, que j’assiste depuis la création de Boundary Games (2017), je mesure à quel point ses hypothèses de création nourrissent une attention particulière à prendre soin de ce qui l’entoure. Hypothèses organisées par des interprètes agissants dans leurs rapports et sur l’espace dans Boundary Games ou par une parole solitaire, habitée par ses fantômes et son besoin de justice dans Violences ou encore incarnées par la prise de risque d’un groupe de skateurs avec Mais au lieu du péril croit aussi ce qui sauve et par l’occupation errante d’une gare désaffectée dans Déraillement ou depuis peu par le dessin d’un lieu de théâtre au 210, Léa Drouet n’a de cesse de vouloir penser et panser ce qui la travaille intimement. Et ceci se résume – s’il fallait introduire notre dialogue par sa fin car il semblerait depuis quelques mois que prendre les choses à rebours serait sans doute une manière saine d’éviter le piège du confortable lieu de la conclusion aveugle – j’introduirai donc notre échange par cette phrase de Léa : « il s’agit de faire confiance à ce qui nous touche ».

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Sarah Vanhee nous lance des signes que nous pourrions attraper par la main

Après une longue période de recherche théorique et de terrain, le nouveau projet de Sarah Vanhee, Bodies of Knowledge (BOK), qu’elle mène de front avec ses collègues Flore Herman et Nadia Mharzi et en collaboration avec de nombreux·ses acteur·rice·s locaux·les, prendra place à l’intérieur d’une tente nomade qui sera installée les prochains mois dans différents quartiers de Bruxelles, annonçant « this is a place for learning together ». BOK s’attache à l’idée que les circonstances dans lesquelles on partage les savoirs sont aussi importantes que le contenu-même des savoirs qui s’échangent. Sarah Vanhnee fait partie de ces artistes bruxelloises qui questionnent sans cesse le rapport à la domination (patriarcale, coloniale et autres) qui se niche dans chaque mot, relation, situation, qu’elle apparaisse dans un contexte quotidien, artistique ou pédagogique. Elle se/nous demande: “comment nous parlons-nous? comment partageons-nous nos idées, nos connaissances ?” Et puisqu’elle nous invite sans cesse à nous emparer de ses réflexions, en ces temps incertains où nous marchons sur des œufs cassés que nous ne sentons plus car un virus invisible nous a coupé l’odorat et le toucher, je nous invite à prendre les projets que Sarah Vanhee mène depuis 2007 comme des signes psycho-anarcho-magiques en esquissant un horoscope de la saison à venir, comme si une stagiaire en formation chez Rob Brezsny contemplait les états du spectacle vivant pour déboussoler le futur.

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Tropisme, une création de Michel Lestréhan, entre jeu des formes et anamorphose des masques du Tirayattam

Nous avons le plaisir de publier la version intégrale d’un texte de Brigitte Prost publié dans le N° 140, mars 2020 : Les enjeux du masque sur la scène contemporain

Alors qu’il avait suivi l’enseignement de Carolyn Carlson, en 1976, tout en travaillant avec les compagnies de Dominique Boivin et de Karine Saporta, Michel Lestréhan fit en 1980 la rencontre, décisive, d’Elsa Woliaston et d’Hideyuki Yano.[1] Mais il pratiqua également la danse japonaise Bûto avec Min Tanaka et Sankai Juku, avant de faire un stage de Kathak en 1981 : ce fut son premier contact avec la danse indienne. Quatre ans plus tard, en 1984, il obtint une bourse pour étudier un an le Kathak à Ahmedabad avec Arjun Mishra. C’est alors qu’il découvrit le Kathakali [2] dont il fit, de 1987 à 1993, un apprentissage intensif[3], apprit les percussions du Kerala, le kûtiyâttam, mais aussi l’art martial kalaripayatt avec Krishnadas Gurukkal.[4]

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Masques de diables et de sorcières dans le théâtre roumain du XXe siècle

Nous avons le plaisir de publier ce texte inédit de Ştefana Pop-Curşeu et Ioan Pop-Curşeu, en lien avec le N° 140, mars 2020 : Les enjeux du masque sur la scène contemporaine

Cultures folkloriques

Dans la culture traditionnelle roumaine qui survit de nos jours, soit dans des villages encore fortement tournés vers leurs racines culturelles, soit dans des régions qui l’ont transformée et façonnée pour attirer les touristes, il y a de nombreux rituels et manifestations para-théâtrales. Ils se déroulent notamment pendant le cycle des douze jours, qui s’ouvre avec la fête de Noël et se clôt avec celle de l’Épiphanie. Dans les cours des maisons ou des églises, sur des tréteaux de fortune ou sur les scènes des maisons de la culture, des groupes de jeunes gens performent des jeux, parfois très archaïques, devant un public toujours ouvert et réceptif : le jeu de la chèvre, celui de l’ours, des chevaux, ou bien le jeu des Rois mages (Les Hérodes, comme on les appelle en Roumanie).

Dans tous ces jeux, les masques occupent une place de premier plan, servant à travestir et à mettre en évidence des personnages qui hantent l’imagination des gens depuis la nuit des temps : la Mort, les diables, les animaux totémiques, les sorcières, les fous et les bouffons. Ces masques, d’une grande variété de formes et de couleurs, sont faits surtout en cuir, en bois et en laine, tout en utilisant comme accessoires des graines de maïs et de haricots, des clochettes, des pompons et des cornes d’animaux. Ne pouvant pas, dans l’espace d’un court article, couvrir amplement cette matière énorme – à laquelle Romulus Vulcănescu a consacré, en 1970, un livre très solide, Les Masques populaires – nous présenterons brièvement les masques de diables et de sorcières, ainsi que leurs résurgences dans la pratique de certains metteurs en scène du XXe siècle.

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Produire en collectif. Enjeux et méthodes en construction.

Marthe et Greta Koetz. Deux collectifs de part et d’autre de la frontière franco-belge. Deux parcours de jeunes acteur·ice·s sorti·e·s d’écoles d’art dramatique il y a quelques années (École de la Comédie de Saint-Etienne et ESACT à Liège). Deux noms fictifs : une figure tutélaire de sorcière, personnage central de leur première création a inspiré le sien au collectif Marthe, quand Greta Koetz est une pure invention nourrie des légendes de chacun·e.

Qu’est-ce qui est à l’œuvre dans leur démarche ? Qui porte quel projet et comment ?

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