« S’ouvrir à des possibles inenvisageables auparavant » (Caroline Safarian)

Suite de notre série consacrée aux défis de la diversité culturelle (en préambule à la sortie prochaine du #133) : témoignage de Caroline Safarian, autrice, metteuse en scène, comédienne et pédagogue de théâtre.

Photo D.R.

La définition qui semble la plus courante concernant la culture est celle reprise sur le site de l’UNESCO¹.

 « La culture est un ensemble complexe qui inclut savoirs, croyances, arts, positions morales, droits, coutumes et toutes autres capacités et habitudes acquis par un être humain en tant que membre d’une société. »

Si elle est définie comme un ensemble « complexe » des différentes choses acquises par un individu, il me semble alors évident de penser combien la « diversité culturelle » doit l’être plus encore ! Et j’ai envie de remettre un peu de nuances dans ce qu’aujourd’hui on souhaite nous imposer comme définition de l’identité culturelle et de la coexistence des cultures au sein d’une société… 

Habiter Laeken du côté de la place Bockstael, à Bruxelles, façonne des habitudes culturelles très différentes chez un individu que s’il habitait du côté de la place du Châtelain, dans cette même capitale et cela, peu importe ses origines. Être une femme de 40 ans travaillant en Belgique aujourd’hui en tant qu’artiste comporte une différence culturelle importante par rapport au fait d’être un homme-artiste du même âge, travaillant dans les mêmes conditions et dans le même pays. Et entre mon propre frère et moi-même, par des choix de vie différents ou des aspirations différentes, il peut y avoir un décalage culturel aussi grand qu’entre le jeune d’une maison de quartier, avec qui je crée un projet théâtral et moi, alors que mon frère et moi avons grandi ensemble dans la même famille.

Ainsi et sans pour autant nier les exigences démocratiques fondamentales, ni les revendications identitaires nécessaires aux minorités qui composent nos sociétés, c’est pour moi une croyance totalement erronée que de réduire la « diversité culturelle » à la question des origines ethniques d’une personne. La question de l’identité culturelle et de ses diversités étant aussi sociale qu’économique, géographique ou linguistique, …
De plus, aucune identité n’est définitive, ni figée. Elle bouge, grandit et se diversifie elle-même tout au long de l’existence d’une personne.

Dès lors nous nous trompons avec cette conception trop identitaire de la réalité sociale et je considère personnellement que tout ce qui est « extérieur à moi » comporte intrinsèquement une forme de « diversité ». Et non uniquement l’étranger ou la personne d’origine étrangère.

Envisager les choses de cette manière permet de poser les questions différemment afin de renvoyer un regard moins injuste, plus précis et plus humain sur les questions de diversité dans notre société. Cela consolide des fondements démocratiques, fraternels et de réelle égalité dans la Cité, permettant aussi une perception plus ample, plus vaste sur ce qui m’est proche ou lointain. Et c’est parce que j’ai cette représentation de la diversité culturelle que je peux faire mon travail de pédagogue et/ou d’artiste avec aisance depuis tant d’années.

Alors même si défendre le droit à faire exister ma singularité au travers de mes origines est une chose importante, je refuse personnellement de me « définir » et de me « penser » dans cette limite identitaire, car si je joue ce jeu-là, je renforce alors moi-même cette idée que je combats qui est de me réduire ou de réduire les autres à leurs seules origines.

Je reviens toujours et inlassablement à Amin Maalouf qui parle parfaitement dans son ouvrage Les identités meurtrières de la notion de l’identité, de la multiplicité de celle-ci et du point de départ des conflits liés à ces questions. Mais malheureusement, ce n’est pas cette vision que les politiques européennes actuelles, qui virent de la droite à l’extrême droite, mettent en place ! Elles poussent à ce que tous nous croyions que la diversité est une chose aux contours pauvres et aux frontières limitées alors qu’au contraire, elle est riche, abondante, belle, nécessaire pour une société équilibrée, et probablement totalement indéfinissable ! Et il suffit en effet de regarder à quoi certains réduisent l’identité des « migrants » qu’on laisse dépérir à petit feu au Parc Maximilien, à Bruxelles, en ce moment-même !

Il est donc important pour moi de préciser à quel point, dans mon travail d’artiste, je ressens une diversité culturelle aussi forte et aussi passionnante lorsque je travaille par exemple sur un projet théâtral avec un groupe de jeunes issu de l’Université Catholique de Louvain qu’avec un groupe de détenus de la prison de Nivelles.

Tout ceci pourrait se résumer à une simple question de positionnement de ma personne face aux êtres à qui je m’adresse. Travailler de cette manière et dans cet état d’esprit est « une culture » en soi. Une façon d’appréhender l’Autre, la vie en société, le travail, la citoyenneté et mon propre rôle au sein la Cité dans laquelle je vis. Et cela va bien au-delà de la question de l’artiste ou du comportement des institutions ou même des politiques menées à cet égard. C’est une manière de me définir moi-même en tant qu’être humain dans ce monde, c’est une « manière d’être » avec les autres et au cœur de ma propre humanité. Pour moi travailler en envisageant la diversité culturelle n’est donc pas une option. C’est une évidence. Une manière de se conduire en société qui est aussi fondamentale qu’être poli ou grossier, civique ou incivique. Et il me semble qu’un pays aussi diversifié que le nôtre devrait penser la politique culturelle et la diversité dans ce sens…

Dans mon travail d’artiste, en tant qu’auteure, metteuse en scène et pédagogue c’est cela que je défends : raconter la singularité des êtres dans leur entièreté et tenter de la rendre visible. Aussi, lorsque ce pari est réussi, j’ai la sensation de créer avec l’Autre une culture « nouvelle » et d’atteindre une sorte de mise en commun unique, non-reproductible ailleurs, basée sur l’interdépendance des diversités qui coexistent dans un ensemble artistique parfait, exceptionnel et rare… Ce qui est pour moi la conception par excellence de la diversité culturelle.

Enfin et pour terminer, je n’ai jamais ressenti dans le milieu artistique que l’on me réduisait à mes origines arméniennes. Et j’ai finalement plus souvent ressenti de la discrimination par le fait d’être une femme que d’être d’origine étrangère, même si j’ai quand même dû faire face à des discours négationnistes ponctuels, entre autres au niveau institutionnel, parce que la pièce de théâtre que j’avais écrite en 2005 sur le génocide des Arméniens n’était pas souhaitable dans la vie culturelle belge. Elle remettait au goût du jour et sur la table des questions éthiques face à des positions déplorables et parfois même négationnistes de certains politiciens belges. Toutes les demandes de subsides pour ma pièce de théâtre Papiers d’Arménie ou sans retour possible ont été alors refusées mais accordées par ailleurs en France et dans d’autres pays. Le succès de cette pièce de théâtre, ouvrant le dialogue arméno-turc, n’étant plus à démontrer, j’ai compris seulement des années plus tard que les frilosités à accueillir ce projet (qui a été finalement joué en 2007 au Théâtre Le Public, sans subside !) étaient clairement en lien avec la position ambigüe de la Belgique par rapport au génocide des Arméniens et face à l’ampleur de l’immigration turque en Belgique… Voilà une fois de plus une bien horrible manière de réduire les gens à leurs origines et de sous-estimer leur intelligence !

Il est donc évident que tout ce qu’un pays feint d’ignorer, ignore, ne reconnaît pas ou pas entièrement sera source de discrimination d’un côté et de replis identitaires de l’autre. Mais comme je le disais plus haut j’ai toujours refusé de prendre cela personnellement et de me positionner par rapport à cet épisode comme une « victime » ou de me limiter moi-même à mes origines arméniennes !

Et je trouve qu’il en va aussi de la responsabilité des artistes, qu’ils soient ou ne soient pas d’origine étrangère, de ne pas se piéger eux-mêmes à se définir ou à se laisser définir dans cette limite et à travailler à prendre leur place dans les milieux artistiques. Même si une frontière est tracée et qu’elle n’est pas toujours simple à casser, c’est aussi aux artistes à l’enfreindre, à la bousculer et à sortir de « l’entre-soi ». N’est pas d’ailleurs la fonction-même de notre métier ?

Quoi qu’il en soit, j’espère qu’avec les événements récents et les questionnements qui en découlent, certaines positions politiques évolueront pour que la cohésion entre les citoyens soit renforcée et non le contraire ! C’est une opportunité à saisir afin que notre beau pays s’ouvre à des possibles inenvisageables auparavant. Et c’est là mon souhait le plus profond en tant qu’artiste.

1. Tylor, E. in Seymour-Smith, C. (1986) Macmillan Dictonary of Anthropology. The Macmillan Press LTD
Belge, iranienne, d’origine arménienne, Caroline Safarian est née à Ixelles en 1974 et est sortie du Conservatoire de Liège avec un Premier Prix en 1998. Autrice, metteuse en scène, comédienne et pédagogue de théâtre, elle vient de terminer le tournage du film Plein la vue de Philippe Lyon dans lequel elle joue la mère du héros. Après sa pièce de théâtre Papiers d’Arménie ou sans retour possible, Les chaussures de Fadi, Barbares ou encore Requiem pour un naufragé, elle termine l’écriture d’une nouvelle création Les Brûlantes (titre provisoire) en co-écriture avec Dominique Pattuelli qu’elle montera au théâtre de Poche durant la saison 18-19. Elle a donné des cours dans les différentes prisons francophones en Belgique pendant plusieurs années, et anime aujourd’hui des ateliers et donne des cours de théâtre entre autres à la Maison des cultures et de la cohésion sociale de Molenbeek avec l’ASBL Smoners. Parce que la parole est un outil indispensable et que l’expérience qui a été menée en France a été un succès, Caroline Safarian organise actuellement avec l’ASBL Smoners un concours d’éloquence sur Molenbeek à l’adresse des jeunes de 18 à 24 ans avec la collaboration de l’avocate Gloria Garcia- Fernandez, la comédienne et romaniste Céline Rallet et le comédien Ben Hamidou.
Caroline Safarian participe actuellement au projet CHECK POINT (projet mené par le Théâtre Varia, le Rideau de Bruxelles et le CPAS d'Ixelles)

Présentation le SAMEDI 7 OCTOBRE – 15H30 ET 20H au Petit Varia

4 ateliers artistiques (théâtre, danse, écriture et vidéo) et 30 participants réunis autour d'une question commune : celle des frontières visibles ou invisibles, réelles ou symboliques, physiques ou mentales, sociales ou culturelles.
Tous les entretiens et témoignages recueillis dans le cadre de notre dossier "diversité" sont réunis sur notre site.

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