«Nous avons l’air d’une bande d’intellectuels occidentaux barricadés dans nos châteaux forts» (entretien avec Matthieu Goeury)

Suite de notre série consacrée aux défis de la diversité culturelle (en préambule à la sortie du #133 à l’automne prochain) : entretien avec Matthieu Goeury, coordinateur artistique et programmateur des arts vivants au Vooruit de Gand.

Schuldfabrik / BAM Photographers.

Laurence Van Goethem : Existe-t-il, selon vous, un problème spécifique d’accès des artistes issus de l’immigration aux scènes européennes ?

Matthieu Goeury : Il existe un problème général dans nos sociétés occidentales d’accès des communautés issues de l’immigration à des postes de représentation. Il n’y a pas, par exemple, d’entraîneur de football noir de peau dans un club majeur en Europe, alors qu’une large partie des joueurs l’est. C’est le même mécanisme qui se reproduit dans les arts de la scène. Un homme blanc aura tendance à choisir un autre homme blanc comme représentant. Tant que nous ne parviendrons pas à diversifier nos conseils d’administration, directions de théâtre, directions d’école, enseignants en arts de la scène, nous ne pourrons pas imaginer un accès aux scènes des artistes issus de l’immigration plus en lien avec la démographie de nos villes ou communautés.

L. V. G. : Il semble que le théâtre soit à la traine d’une tendance à la diversification des artistes, sensible en particulier dans la danse ou la musique, et à plus forte raison dans l’audiovisuel, depuis des années ? Pourquoi une telle résistance ou réticence ?

M.G. : Il faut regarder vers la formation en théâtre. Combien d’écoles sont dirigées par des hommes ou femmes issues de l’immigration? Combien d’enseignants dans ces formations ne correspondent pas au canon habituel de l’homme de théâtre blanc ? Encore une fois, nous avons une tendance naturelle au conservatisme et à faire des choix qui nous ressemblent. Les musiques actuelles sont beaucoup plus diverses parce que le barrage de la formation y est moins important, on fait de la musique chez soi ou dans un local, sur son ordinateur principalement. Et les acteurs commerciaux ont compris qu’il y a une production excellente par des artistes issus de l’immigration et qui parle à un large public.

L. V. G. : Le théâtre souffre-t-il d’une forme d’inconscient culturel colonial ?

M. G. : Ce n’est pas que le théâtre. Le secteur artistique n’est pas aussi progressiste qu’on le pense. Nous travaillons dans un milieu où la compétition et la recherche de reconnaissance jouent un rôle énorme. Il est difficile, dès lors, dans notre secteur finalement très néo-libéral, de créer des espaces de partage des privilèges, puisqu’il s’agit de cela. Plus qu’un inconscient colonial, je pense qu’il y a un inconscient conservateur dans notre milieu (et pas seulement). Nous sommes très retors au changement, il faut bien l’avouer.

L. V. G. : Comment élargir le recrutement des lieux de formation aux métiers de la scène et du plateau, sans pour autant tomber dans les travers et effets pervers d’une politique volontariste ?

M. G. : Pourquoi avoir peur d’une politique volontariste ? Si nous ne sommes pas capables de changer nos pratiques, il faut bien forcer les choses. Je ne suis pas par principe favorable à une politique de quotas, mais il faut bien avouer que si nous ne passons pas par des incitants, cela risque de durer des dizaines d’années avant d’avoir un secteur des arts de la scène représentatif de nos réalités démographiques. Et d’ici là, nous avons l’air d’une bande d’intellectuels occidentaux barricadés dans nos châteaux forts.

L. V. G. : Quels sont, selon vous, les leviers par lesquels est susceptible de s’opérer la promotion d’artistes issus de cultures minorées ?

M. G. : Il faut pouvoir partager nos privilèges. Concrètement, comment donner les mêmes chances à un ou une jeune personne issue de l’immigration et, pour prendre un exemple caricatural, d’une famille modeste qui n’est pas en contact avec une pratique artistique? Il existe des exemples. Le projet Transfocollect à Bruxelles développé par l’artiste Haider Al Timimi et le dramaturge Bart Capelle en partenariat avec De Kriekelaar à Schaerbeek en est un. Ce projet consiste à offrir une formation libre et gratuite à des jeunes qui souhaiteraient entrer en école d’arts de la scène mais n’en ont ni les compétences, ni n’en connaissent la procédure. En partenariat avec le RITCS, ces jeunes artistes non-professionnels sont formés sur le long terme et peuvent à terme accéder aux examens d’entrée avec les mêmes chances qu’un ou une jeune belge issue d’une famille où la pratique artistique est présente. Il ne s’agit pas de réduire nos privilèges, mais plutôt de trouver une manière de les partager.

L. V. G. : Pourquoi les salles de spectacles sont-elles si homogènes sur le plan ethnique ? Comment diversifier aussi les spectateurs ?

M. G. : Les codes que nous utilisons dans nos salles sont très marqués culturellement. Arriver à une heure précise, faire la file pour récupérer son ticket, repérer le numéro de sa place, s’asseoir dans le noir pendant une heure ou plus, etc., ce sont des us fortement occidentaux et qui peuvent être vus comme toute une série d’actions étranges et d’obstacles pour d’autres communautés ou des publics non habitués. Si on ajoute le fait que ce qui est représenté sur scène et l’équipe sur le plateau sont souvent assez éloignés des préoccupations et questions de ces communautés, cela en fait une série d’obstacles à franchir. Peut-être est-ce une question à poser à ceux que l’on veut voir dans nos salles ?

BAM Photographers.
BAM Photographers.
Shuldfabrik de Julian Hetzel est une performance / installation à voir en novembre 2017 au Vooruit à Gand.
Tous les entretiens et témoignages recueillis dans le cadre de notre dossier "défis de la diversité" sont réunis sur notre site.

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Auteur/autrice : Laurence Van Goethem

Laurence Van Goethem, romaniste et traductrice, a travaillé longtemps pour Alternatives théâtrales.

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