L’hybridation comme énergie chorégraphique

À propos de « East », de Sidi Larbi Cherkaoui.

"East" : "Requiem" de Sidi Larbi Cherkaoui. Photo Filip Van Roe

En 2015, Sidi Larbi Cherkaoui, une des vedettes mondiales de la danse contemporaine, a été nommé directeur artistique du Ballet van Vlaanderen. Et donc co-directeur artistique de l’ensemble Opera Ballet Vlaanderen, en lien étroit avec Avie Cahn, un solide jeune patron qui règne depuis 2009 sur l’Opéra. Un regroupement voulu par la tutelle politique flamande, pour des raisons à la fois budgétaires et de prestige, à l’exception des administrateurs du parti de Bart De Wever, la NVA, qui ont voté contre sa candidature. La troupe elle-même est réticente puisque sa formation classique, ses habitudes et ses fréquentations (les corps de ballet de quelques opéras traditionnels) ne vont pas naturellement vers l’univers multiculturel du nouveau patron. 

La trilogie  « East » intervient donc dans une saison opéra/danse intitulée « Borderline », où le risque et le défi font partie du jeu. La troupe, d’excellent niveau technique, est confrontée à trois esthétiques très différentes : Akram Kahn, le Londonien originaire du Bangladesh, l’Israélien  Ohad Naharin et Sidi Larbi Chekaoui, de père marocain et de mère flamande. En soi un plaidoyer pour la diversité culturelle, le dialogue interreligieux et le mélange des genres.

Tout commence par Kaash (Si en hindou) d’Akram Khan, sa première œuvre pour un groupe de danseurs, qui s’interroge sur les possibilités de l’homme ici-bas face à Shiva, qui est à la fois le Créateur, le Protecteur et le Destructeur et surtout une source d’énergie qui propulse les danseurs dans une sorte d’abstraction lyrique très forte. La scénographie d’Anish Kapoor, inspirée du monde de Rothko, les fameux rectangles noir et rouge, et la musique de Nitin Shawney donnent une pulsion quasi mathématique à l’ensemble. Pourtant le point de départ est une musique traditionnelle katak accompagnant une « histoire mythique » mais dont le fond religieux est réduit à l’éloge de la beauté du corps en action.

Le Sécus de l’Israélien Ohad Naharin apparaît presque comme une respiration, un divertissement « laïque » entre deux interrogations métaphysiques. Sa Gaga danse ramène le collectif des danseurs à  trouver, avec humour, les meilleures moyens d’accepter ce corps, flexible, dynamique, endurant pour le meilleur et pour le pire. Pas de performance spectaculaire mais une sorte d’hédonisme bienvenu entre deux tensions, avec comme musique, entre autres les Beach Boys.

Le morceau d’anthologie final de Sidi Larbi Cherkaoui a pour ambition de faire danser le Requiem de Fauré mais accompagné d’inventions contemporaines orientales de Wim Hendericks. De l’aveu même de Fauré, agnostique, son œuvre ne reposait pas sur la terreur de la mort ou sur une expérience pénible mais sur la poursuite du bonheur dans l’au-delà. Un message anti-tragique qui place le tout dans un climat d’acceptation paisible du destin et de dialogue tendre avec les morts. Les danseurs apparaissent donc comme des passeurs entre nous et nos morts, fantômes plutôt bienveillants. La danse comme remède au deuil. La lumière règne plutôt que les ténèbres et les intermèdes de musique orientalisante de Wim Hendericks, utilisant des instruments comme le qanum, instrument à cordes, contribuent à l’optimisme de l’ensemble. Le décor, le point faible, évoque une ville ravagée réduite à quelques cadres de fenêtre. Mais les ensembles chorégraphiés d’une grande douceur nous transposent dans un monde « zen » où se détachent des duos fort classiques. Ce Requiem est aussi une occasion de faire entrer dans la danse le chœur d’enfants de l’opéra et les musiciens de l’ensemble Hermès. Histoire de marier concrètement, à vue, la musique et la danse, le ballet et l’opéra. Vocalement notre plus belle surprise vient de la soprano franco-algérienne Amel Brahim-Djelloul, découverte par René Jacob aussi à l’aise dans la mélopée orientale que dans le chant religieux français. Une sorte de synthèse de la philosophie optimiste de Sidi Larbi Cherkaoui qui veut un dialogue Orient/Occident au sommet, comme un démenti volontariste à l’air du temps.

EAST (trois parties) :

Kaash : chorégraphie Akram Khan (2002). Musique : Nitin Sawhney. Scénographie : Anish Kapoor

Secus : chorégraphie Ohad Naharin(2005).

Requiem : chorégraphie Sidi Larbi Cherkaoui (création mondiale  2017).Musique Gabriel Fauré / Wim Hendericks/

Opera Ballet Vlaanderen (Anvers) jusqu’au 19 avril

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