« Les temporalités ne sont pas figées » (entretien avec Serge Rangoni)

Suite de notre série consacrée aux défis de la diversité culturelle (en préambule à la sortie du #133 à l’automne prochain) : entretien avec Serge Rangoni, directeur du Théâtre de Liège.

Serge Rangoni. Photo D.R.

A. T. : Existe-t-il un problème spécifique d’accès des artistes issus de l’immigration aux scènes européennes ?

S. R. : Oui, il existe un problème spécifique lié en grande partie à la formation. S’il y a énormément d’étudiants français dans nos écoles artistiques, c’est parce que l’enseignement secondaire est plus faible que celui dispensé en France. À ce niveau d’enseignement plus faible en Belgique il faut ajouter que, bien souvent, les personnes issues de l’immigration viennent d’école de niveau moins bon et ont donc de grandes difficultés à entrer dans les écoles artistiques. C’est donc avant tout une question de niveau social et culturel.

A. T. : Le phénomène est-il, selon toi, le même concernant l’accès aux scènes et la composition de la sociologie des salles ?

S. R. : Ce sont deux choses différentes, même si elles sont liées. Le fait qu’il y ait peu d’acteurs issus de l’immigration sur nos scènes n’aide pas à ce que le public soit plus mixte. On le constate de manière claire : dès qu’un spectacle présente une vraie diversité culturelle sur scène, il y a une résonance dans la salle. Le problème c’est que le théâtre n’est plus le miroir de la société. La société a évolué et le théâtre n’a pas suivi cette évolution. La question complexe des thématiques abordées a aussi un impact important. Les villes étant de plus en plus multiculturelles, on peut constater l’existence de micro-publics liés à des thématiques : un micro-public en recherche de démarches très pointues artistiquement, un micro-public dans une démarche « patrimoniale », qui vient voir des classiques. Il y a aussi, dans des salles qui n’appartiennent pas à l’institution théâtrale, un public en demande de démarches issues de la diversité culturelle, par des gens issus de l’immigration.

A. T. : Comment se traduit l’injonction contradictoire des pouvoirs publics sur ce qui est devenu un enjeu politique d’affichage et de visibilité, tout en soulevant des débats de fond au sein d’une société marquée par la fracture coloniale ?

S. R. : Traditionnellement, les ministres de la culture sont là pour répondre à des demandes d’une catégorie de la population qui a fait des études artistiques. Ils sont sous la pression d’un micro-milieu. Certains d’entre-eux tentent d’élargir cette perspective et de s‘affirmer ministre des publics, du lien, etc. La contradiction de base est celle-là. En tant que directeur d’institution, on peut essayer de résoudre la contradiction en proposant des moments d’exigence intellectuelle et en ouvrant les portes à la diversité de la ville… et en faisant se rejoindre les deux à certains endroits (au sein des spectacles dès leur conception, dans les dispositifs de réflexion, etc.).

A. T. : Il semble que le théâtre soit à la traine d’une tendance à la diversification des artistes sensible en particulier dans la danse ou la musique, et à plus forte raison dans l’audiovisuel, depuis des années ? Pourquoi une telle résistance ou réticence ?

S. R. : D’abord à cause de l’école. Le rapport à la langue est lié à la culture apprise. Côté francophone, le théâtre prend encore majoritairement appui sur le texte donc l’impact est fort. C’est moins le cas côté néerlandophone et c’est peut-être une des raisons pour lesquelles la place laissée à la diversité y est plus grande. Ensuite, une partie du public apprécie le patrimoine : dès qu’on dirige une salle d’une certaine importance, la question se pose de la place laissée au patrimoine. Enfin, le rôle de metteur en scène, qui est un rôle de pouvoir, est peu investi par les personnes issues de l’immigration. Quand on parle à quelqu’un comme Rachid Benzine, il explique qu’il a découvert le théâtre très tard. Même chose pour Ismaël Saïdi. Les lieux ne sont pas conçus pour que tous se sentent concernés. Laurent Busine raconte une anecdote à ce sujet. En vacances, il emmène avec sa famille un copain de son fils et ils se rendent ensemble au musée voir une expo. Le copain, qui n’était jamais entré dans un musée, ne savait pas ce qu’il devait faire. Qu’est-ce qu’on attendait de lui ? Comment devait-il se comporter ? Que pouvait-il faire et ne pas faire ? Dans le même registre, au début du Malade Imaginaire de Michel Didym, lors d’une représentation scolaire, le metteur en scène commence par demander « Qui n’est jamais venu au théâtre ? ». 400 doigts se lèvent. « Ceux qui doivent aller faite pipi peuvent y aller maintenant, pas pendant ». C’est aussi simple que ça mais c’est essentiel.

La manière d’être repéré et reconnu est différente en France et en Belgique. Être « issu de l’immigration » est une chose mais la culture du pays où on se trouve en est une autre : un Lazare ou un Rachid Benzine en France sont reconnus par le texte et l’éloquence, à la Koltès. C’est quelque chose qui n’existe pas chez nous.

A. T. : Quels sont ces facteurs de légitimation ?

S. R. : En Belgique, on ne sait pas très bien comment ça arrive. Tout y est plus flou et « broleux ». Aujourd’hui, le stand-up et Youtube sont sans doute les voies de reconnaissance les plus directes. En France la reconnaissance passe davantage par l’institution.

A. T. : Comment sortir d’un système de distribution où les comédiens issus de l’immigration sont le plus souvent relégués à des rôles subalternes, ou pire, à des rôles les conduisant à surjouer les stéréotypes ethniques ou raciaux imposés par la société ?

S. R. : C’est complexe. Le travail sur le patrimoine doit évoluer, ce qui n’est pas simple : les thématiques, les histoires, doivent pouvoir évoluer aussi. Cependant on ne peut pas dire que le théâtre belge francophone soit centré sur le patrimoine ces dix dernières années et il n’y pas pour autant eu d’appel d’air particulièrement important…

A. T. : Pour qui n’est-ce pas simple ? Pour les créateurs ou pour les spectateurs ?

S. R. : Pour les deux. Mais nous avons un devoir d’avancer sans perdre notre public et en en gagnant un nouveau. À Bruxelles, vu la population, c’est crucial. À Liège, nous avons encore une marge de progression très importante de ce point de vue. Et notre saison qui arrive est la plus métissée que nous n’ayons jamais eu et les spectateurs semblent suivre.

La réflexion sur le patrimoine est passionnante même si très complexe aussi. Monter Le Cid par exemple, où le conflit entre amour et honneur familial est au centre, ça rencontre immédiatement des thématiques très actuelles. Les animations pédagogiques qui entourent ces spectacles doivent prendre appui sur l’actualité pour se déployer. Ça marche tout de suite. Et de là, on peut interroger le regard que ces auteurs historiques posaient sur les Maures puisqu’il est aussi largement question de ce qu’on appellerait aujourd’hui un conflit ethnique dans la pièce, et quelle évolution a eu lieu depuis, ce qui permet, sans nier la réalité, d’affirmer qu’on n’est pas définitivement coincé dans une temporalité, que les choses bougent. L’année dernière, quand nous avons consacré une soirée à l’immigration italienne, tous étaient choqués par les accords que la Belgique a fait signer il y a septante ans à l’Italie. Ce serait totalement inenvisageable aujourd’hui. Les temporalités ne sont donc pas figées.

A. T. : Le théâtre souffre-t-il d’une forme d’inconscient culturel colonial ?

S. R. : Comme nous tous.

Propos recueillis par Antoine Laubin, dans le cadre du numéro 133 sur la diversité culturelle, coordonné par Martial Poirson et Sylvie Martin-Lahmani.

Tous les entretiens et témoignages recueillis dans le cadre de notre dossier "diversité" sont réunis sur notre site.

Auteur/autrice : Antoine Laubin

Metteur en scène au sein de la compagnie De Facto.

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