Les Ressacs du capitalisme

À l’occasion du focus consacré à Agnès Limbos actuellement à Bruxelles au Théâtre des Martyrs et au Théâtre de la Montagne magique, nous publions en accès libre ce texte de Carole Guidicelli à propos du spectacle « Ressacs », paru dans le numéro 126-127 d’Alternatives théâtrales (octobre 2015).

Grégory Houben et Agnès Limbos dans "Ressacs". Photo D.R.

Si, sur le plan des coûts de production, le théâtre de marionnettes est le parent pauvre du théâtre d’acteurs, le théâtre d’objet en est probablement la branche la plus modeste économiquement parlant. Tandis que le marionnettiste construit dans son atelier des effigies qui portent sa signature esthétique, l’artiste « objecteur » donne une seconde vie aux objets les plus anodins (et parfois les plus délabrés) sans les transformer ni les réparer, tout comme il réinvestit les objets manufacturés les plus démodés, les plus kitsch ou les plus enfantins. L’objecteur est un glaneur dont le geste créateur passe d’abord par le ready made détourné.

Dans Ressacs (2015) d’Agnès Limbos et Grégory Houben, l’objet support de l’histoire est une petite figurine de couple en plastique, de celles qu’on met au sommet des pièces-montées de mariage. Rappelant celle déjà utilisée dans Troubles avec le même duo d’acteurs – un spectacle autour des clichés du mariage avec ses mariés et ses lunes de miel interchangeables –, cette nouvelle déclinaison du couple des mariés les vêt ici tous deux de noir.

« Once upon a time, a couple »

C’est le leitmotiv et l’amorce narrative de chacun des épisodes composant la série d’aventures du couple. Prononcée chaque fois par Agnès Limbos, cette phrase ouvre le cycle sans fin des réussites sociale et financière du couple (« an excellent situation », « a beautiful house ») et de ses revers de fortune marqués par la litanie des « no more » (house, money, shopping, holidays, color TV, etc.).

Tantôt les objets peuplent peu à peu la table qui sert de support de jeu (la maison miniature, la voiture rouge, le chien Toby, les palmiers de la plantation, le puits de pétrole, le voilier au mât tordu, etc.), tantôt ils en sont ôtés, balayés, finissent détruits par des explosions ou piétinés par des éléphants. Les effets de zoom sur ces objets qui relèvent à la fois de la miniature et du jouet mettent d’abord l’accent sur les signes extérieurs de richesse d’une classe moyenne à l’américaine. En témoigne, outre l’emploi majoritaire de la langue anglaise dans le spectacle, le panneau « For sale » planté près de la maison et qui signale une saisie bancaire. Par un effet d’élargissement de plan de type cinématographique, la saisie s’étend aux deux comédiens qui en perdent littéralement leurs vestes et leurs chemises jusqu’à n’avoir (presque) plus rien sur eux. Le spectacle de la compagnie Gare centrale met donc ironiquement en scène le système de valeurs de notre société dans son rapport à l’argent et à la consommation.

Le capitalisme, c’est la crise

La structure même du spectacle, bâtie sur l’alternance de moments de profits et de pertes, est mimétique du fonctionnement du système capitaliste où les crises sont indissociables de la croissance économique moderne. « Les symptômes qui précèdent les crises sont les signes d’une grande prospérité ; nous signalerons l’entreprise et les spéculations en tous genres ; la hausse des prix et de tous les produits, des terres, des maisons ; la demande des ouvriers, la hausse des salaires, la baisse de l’intérêt, la crédulité du public qui, à la vue d’un premier succès, ne met plus rien en doute ; le goût du jeu en présence d’une hausse continue s’empare des imaginations avec le désir de devenir riche en peu de temps, comme dans une loterie. » Cette analyse, signée par l’économiste Clément Juglar, a été publiée en 1862 pour répondre à la question de l’Académie des sciences morales et politiques : « Rechercher les causes et signaler les effets des crises commerciales survenues en Europe et dans l’Amérique du nord durant le cours du XIXe siècle ».

Le titre même du spectacle, Ressacs, dit les fluctuations et incertitudes d’un système socio-économique instable qui jette sur un bateau, à la dérive, un couple ruiné. Qu’ils soient soumis aux aléas de l’océan, naufragés sur une terre inconnue ou bien traversant le désert, ils implorent Jésus de leur « montrer le chemin » vers la réussite matérielle (et, à la fin, vers le supermarché…). Le malheur tombe du ciel sous la forme du « bad weather » ou de la « bad situation » : un nuage sombre est accroché au-dessus des acteurs (à moins qu’il ne s’agisse, comme dans Troubles, d’une météorite suspendue au-dessus de leur tête ?), un volatile noir plane au-dessus de leurs biens, une mouette farceuse leur chie sur la tête, un troupeau d’éléphants ou un gros rocher détruisent leurs possessions.

Corrélats du capitalisme, l’exploitation à outrance des ressources et l’absence de maîtrise des développements industriels et technologiques font aussi les frais de l’humour d’Agnès Limbos et Grégory Houben qui, en nouveaux empereur et reine du pétrole et du gaz, conduisent à la destruction de la cité qu’ils ont fait sortir de terre. Cette idéologie du progrès, reprise à travers le discours politique conquérant sans cesse recyclé du mari, récupère à son profit de grandes formules devenues creuses : « I have a dream » (Luther King), « Imagine all the people together » (Lennon) et « Yes we can » (Obama).

Aux sources du mal ?

Passant facilement d’un espace-temps à un autre, les acteurs n’hésitent pas à transformer leurs personnages en naufragés sauvages et sexy qui colonisent un nouveau monde. Si les figurines de Noirs au grommelot rigolo rappellent Tintin au Congo, les cocotiers évoquent plutôt les tropiques, tandis que le « nouveau look Adidas » du couple nous renvoie à la production de masse pratiquée par les grandes marques occidentales de textile.

Exploitation et colonisation : deux autres corrélats du capitalisme. Ressacs revisite ainsi l’histoire de l’Occident, entre conquistadors (avec la ronde des galions défilant sur le rail qui entoure les acteurs) et colons.

L’argent en tant que tel, dans Ressacs, brille par son absence (valise vide, expériences de banqueroute), à l’exception de la pluie d’or arrosant le couple qui a fait fortune au jeu. Aujourd’hui invisible, il n’en imprègne pas moins notre rapport au monde sous la forme des objets que nous accumulons quotidiennement et qui finissent par se faire oublier. Il faut alors le geste artistique et singulier de l’artiste objecteur pour les porter à notre regard.

Ressacs de et par Agnès Limbos et Gregory Houben (Compagnie Gare centrale). Regard extérieur et collaboration à l'écriture : Françoise Bloch. Musique originale : Gregory Houben. Scénographie : Agnès Limbos. Spectacle programmé au Théâtre de la Montagne magique du 24 au 26 février dans le cadre du Focus Agnès Limbos (trois autres spectacles programmés : Petites fables au Théâtre de la Montagne magique, Conversation avec un jeune homme et Carmen au Théâtre des Martyrs.
Ce texte a été publié dans le numéro 126-127 d'Alternatives théâtrales Amitié, argent... les nerfs du théâtre.
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