La musique live et la fêlure des mots (2/2)

En deux temps, Georges Banu évoque les liens qu’entretiennent théâtre et musique « live ». Partie 2.

Une visée générationnelle

L’exercice se retrouve dans Apollonia ou le Nouveau cabaret de Warlikowski où régulièrement les épisodes musicaux se distinguent par leur intensité, parfois abusive, trop répétitive. À quoi renvoie un tel déferlement sonore ? Plusieurs hypothèses se dessinent. D’abord, comme jadis pour la vidéo à ses débuts, le désir de rattacher explicitement le théâtre à une modernité générationnelle. Fournir à un public jeune des satisfactions similaires, voire même identiques à celles procurées par les concerts qu’il fréquente avec un engagement éperdu. Comme si les metteurs en scène s’avéraient être révoltés contre le théâtre comme art ancien, suivi prioritairement par un public âgé, peu attiré par les grandes messes des stars rock ou pop. La musique représente un palliatif à cette inquiétude. Palliatif qui s’accompagne parfois de la reprise telle quelle des protocoles de réception repris par les spectacles qui invitent le public à taper des mains, à se lever, à se constituer en communauté dont les liens se trouvent exacerbés par la musique. Cette stratégie agace parfois car elle manipule un public et l’entraîne vers ces comportements dont on pensait le théâtre à l’abri. Si j’entre dans une salle c’est parce que je choisis de ne pas me livrer aux emportements d’une foule réunie sur les stades ou dans de gigantesques lieux de réunion. Le spectacle en adoptant leur fonctionnement témoigne d’un regret, d’un refoulement des artistes  et de leur volonté d’associer le public à cette expérience du manque dont l’exercice de la musique révèle la portée. Preuve d’une panique et volonté de guérison temporaire, passagère, contre la vieillesse du théâtre.

La musique live atteste d’une volonté de rapprochement du présent, par-delà l’intimidation que peut exercer la culture, surtout ce que l’on appelle la hochkultur à laquelle sont associés, pour bon nombre d’adolescents, les textes du répertoire, même Shakespeare. Elle apaise les craintes et annule les complexes, elle renvoie aux concerts et aux smartphones dont tout jeune est aujourd’hui un habitué. Grâce à cette musique il cesse de se sentir étranger et plonge dans le bruissement qui lui est familier ; cela produit un effet de reconnaissance. On peut se demander si le recours à la musique live ne s’apparente pas à l’autre, que j’ai obervé jadis, de la langue brute ? La langue de même que la musique participent de la même volonté explicite de ralliement à l’actualité, du même programme de cooptation d’un public jeune, de la volonté programmatique d’atténuer pour un spectacle le statut prestigieux d’art du théâtre pour le convertir en acte vécu rattaché au quotidien immédiat ! On emploie les mots chargés d’un pouvoir agressif et on convoque la musique affiliée au même statut. Voici la stratégie ! Mais, parfois, une réticence se fait jour, une réserve pointe : le théâtre n’envisage-t-il pas ainsi de répondre à un « jeunisme » environnant comme s’il s’agissait de vouloir camoufler son statut et dissimuler sa nature ? Ne peut-on pas être réticent par rapport à ces solutions qu’un usage abusif peut convertir en stratégie généralisée dont le but consiste à promouvoir un art considéré comme vieux mais adapté aux goûts de la nouvelle génération que l’on souhaite séduire ?

L’exercice évoqué ici souhaite ainsi accorder aux mots et aux actes un surplus d’énergie, attester la fièvre des personnages jeunes qui se confrontent aux déchirements du monde, aux décisions radicales. La musique n’accompagne pas, la musique exacerbe l’intensité des états, fait exploser la tenue des mots pour exaspérer les émotions. Elle entraîne une plongée dans les ténèbres et également rassure en raison des pouvoirs extrêmes dont la scène semble ainsi se charger. Elle confirme le propos de Müller, elle entraîne les mots au-delà de leur vocation et projette le public, surtout jeune, dans les abîmes volcaniques, effervescents, que les metteurs en scène souhaitent activer. Cette musique sert de liant tout autant que de lien avec un public que les artistes souhaitent satisfaire, sur un double plan. Celui de l’exacerbation des passions et celui de la réception cultivée dans des espaces étrangers au théâtre. Comment s’adresser aux jeunes, comment ne pas vieillir – voilà le sens inquiet de cet exercice !

La musique, écho mélancolique

Par ailleurs, la musique sur le plateau intervient autrement chez des metteurs en scène rétifs à ces angoisses. Elle se laisse désigner par la présence des pianos, des instruments, bref de tout ce qui annonce ses interventions. Dans les Sonnets de Shakespeare mis en scène par Robert Wilson, dans les spectacles de Christophe Marthaller, dans Comme il vous plaira mis en scène par Silviu Purcarete, la musique instrumentale et vocale se constitue en second plan, éloigné, en prolongement des mots. Elle les relaie et se constitue en écho. Ici également il ne s’agit pas d’accompagnement, mais cette fois-ci le déni générationnel du public aussi bien que du théâtre n’opère plus. La musique n’exaspère pas les mots, mais dilate leur résonance, atténue les frontières et facilite leur communication. Point de « massification » du public cette fois-ci, bien au contraire, appel à l’introspection individuelle, à la solitude discrètement dépassée par les chants et les notes égrenés avec douceur par des interprètes d’un autre âge que les batteurs ou les saxophonistes d’Ostermeier ou Warlikowski. La musique s’accorde au théâtre sans procéder à la moindre greffe sonore vouée à sa régénération énergétique. Elle conduit vers les contrées secrètes des êtres auxquels les mots ne parviennent pas toujours à accéder.

Il est significatif de retrouver souvent le recours à la musique live même dans les spectacles qui s’appuient sur des textes liés à la tradition, spectacles rattachés à la culture populaire qui, dès l’origine, a pratiqué la communion des deux arts. Mihai Maniutiu pour Électre, en Roumanie, a convié un groupe d’une région reculée qui par la force des chants, l’impact des mots et l’engagement des musiciens accentuait l’impact tragique des événements. On retrouvait ainsi une expression parfaite de la force des origines où la séparation ne régnait pas et où les musiciens aussi bien que les acteurs convergeaient vers le même but. Une jeune danseuse/chanteuse coréenne de pansori Lee Jaram pour raconter seule les pièces de Brecht déploie un art de jeu consommé, mais parfois se retire pour offrir à des musiciens incandescents la possibilité d’intervenir avec un maximum d’énergie.

Sur les plateaux actuels, la présence des musiciens se constitue en signe identitaire, par-delà les générations et leurs visées distinctes. Elle confirme la conviction que les mots ne se suffisent pas tout à fait aujourd’hui et n’ont qu’à gagner en s’associant avec les accords des formations ou des solistes que la scène convie. Cette musique qui se produit dans notre intimité apporte la garantie d’une présence qui vient accroître l’aura qui est aujourd’hui la valeur refuge des arts du vivant. Elle bénéficie de l’apport des musiciens qui, par-delà les différences, s’emploient à la cultiver, l’imposer, la rehausser. Et ainsi ce que la vidéo a retiré au théâtre comme effet de présence, la musique l’accroît et accentue. Nous sommes conviés à un exercice gémellaire auquel le plateau sert de foyer conciliateur.

La scène moderne s’est trouvé dans la musique jouée en direct un allié pour cultiver ce qui la distingue dans ce monde de la communication virtuelle, la cohabitation des acteurs et des instrumentistes qui, en commun, procurent un effet de présence. Peu importe ses manifestations…

Une énergie de plateau

La musique live aide les comédiens car elle injecte de l’énergie sur le plateau, rythme le jeu et nourrit l’acteur de pulsions autres que simplement textuelles. Lui, ne glisse pas ce « la parole aux chants », il se constitue seulement en réceptacle de la musique propulsée fiévreusement sur le plateau. Elle est nécessaire non seulement au protagoniste, mais à l’équipe toute entière. Comment expliquer autrement l’importance prise par la défaillance de Bernard Cantat dans le spectacle de Wajdi Mouawad avec les tragédies grecques ? La musique live devait servir de relais entre le destin antique et le présent immédiat. Elle représentait la conversion moderne du travail, on ne peut plus preneur, du coryphée. La musique live aide la scène à s’épanouir sur le plan des énergies déployées et des engagements assumées.

Mais la musique live accorde à la salle aussi la possibilité de traverser brutalement le tunnel du temps et de joindre ces deux bouts… le passé et le présent. D’un côté l’engagement des comédiens dans la profération du texte, de l’autre la plongée déferlante des musiciens dans le monde sonore. Rencontre opérée dans la présence du spectateur invité à reconsidérer son statut, à jouir alternativement et épisodiquement de la mémoire des mots aussi bien que des échappatoires proposées par la fulguration musicale. Si le passage de la parole aux chants a marqué une époque, la déflagration musicale laisse son empreinte sur la nôtre, aujourd’hui. Et ceci dans l’attente d’autres changements à venir.

Les metteurs en scène lancent le même appel: « brisons le flot des mots pour se vouer aux enivrements des sons et retrouver ensuite, renforcés par l’expérience de cette rupture, la puissance de la langue et l’attrait du récit ». La musique live est un remède et un palliatif. Elle rend au théâtre ce droit à la rupture sans qu’il se désintègre, elle lui inculque cette énergie dont le rock est chargé, elle est une intermittence qui élargit l’horizon de la réception.

La musique live et la fêlure des mots par Georges Banu, partie 1.

Auteur/autrice : Georges Banu

Essayiste, membre du comité de rédaction d'Alternatives théâtrales (co-directeur de publication de 1998 à 2015).

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