Héritière de l’histoire coloniale et de l’histoire ouvrière – Entretien avec Eva Doumbia

Suite de notre série consacrée aux défis de la diversité culturelle (en préambule à la sortie du #133 à l’automne prochain) : entretien avec Eva Doumbia, metteuse en scène afropéenne.

Eva Doumbia. Photo D.R.

Comment définiriez-vous votre travail de création artistique, envisagé à l’aune de la « diversité culturelle » ? Et que revêt selon vous ce terme devenu d’usage courant au sein des institutions culturelles ? 

C’est un terme qui me semble hypocrite, car, normalement, la « diversité », c’est le rassemblement ce qui est divers. Mais, aujourd’hui, on appelle « diversité » ceux qui ne sont pas issus du groupe dominant d’origine européenne  et « blancs», si tant est que le « blanc » cela existe. Mais, « diversité », c’est un terme que moi-même je peux utiliser, selon les contextes, parce que cela va plus vite et aussi parce que le terme « racisé » qu’on emploie dans le collectif « décoloniser les arts » dont je fais partie est souvent mal compris. Je pense que si je devais me définir, je dirais plutôt « issue de l’immigration coloniale ». Moi, je suis héritière de l’histoire coloniale et de l’histoire ouvrière. 

Je trouve l’expression « diversité culturelle » un peu perverse dans la mesure où ce que l’on veut nommer par là n’est pas vraiment une question de « culture ». Ce que l’on essaye de défendre avec « décoloniser » les arts, c’est qu’il ne s’agit ni de « biologie » ni de « culture », mais finalement d’apparence et d’ascendance historique.

Est-ce qu’on pourrait parler alors de «  diversité historique » ? 

Je ne sais pas si je travaille sur des questions qui sont liées au racisme, à la colonisation, à plusieurs forme de discriminations sociales et politiques, et à une histoire douloureuse parce que je suis « originaire de », « ou issue de » l’immigration coloniale. Peut-être que cela m’aurait intéressée de toute manière, indépendamment de mon histoire. Est-ce par une espèce d’assignation qui nous serait imposée dans le regard de l’autre que l’on se sent porté vers ces questions dans notre travail artistique ?  Je n’en sais rien, je n’y ai pas encore réfléchi.

Ce que je peux dire aujourd’hui, c’est que c’est un sujet qui m’intéresse beaucoup mais que c’est très contraignant et très aliénant. C’est aliénant de parler de questions liées au colonialisme, à la colonialité de la France, à l’histoire de l’esclavagisme de la France, dans la mesure où le public majoritaire français ne connaît pas bien l’histoire, ou bien il la connaît de manière biaisée. Donc cela m’oblige à être pédagogue dans ma matière artistique, et c’est une chose qui peut être pesante. Personnellement, cela me pèse de passer par des processus d’explications avant de faire œuvre de sensibilité, avant de mettre en art et en jeu cette question. Je suis toujours obligée, pour qu’on soit dans « le même espace » avec les spectateurs, de leur raconter ce qu’ils ne savent pas, ce que je suppose qu’ils ne savent pas.

Cette nécessité de l’explication, cela forme une esthétique, cela influe sur mon « œuvre de sensibilité ». Je suis à un moment de mon parcours où je suis fatiguée de cela, où j’ai envie de travailler sur les choses sans les expliquer. Mais lorsque j’ai essayé de travailler sur les choses sans les expliquer, j’ai reçu une certaine forme de violence qui était plutôt de l’incompréhension. C’est pourquoi je fais le choix de décortiquer, d’expliquer, d’être dans la pédagogie.

Qu’est-ce que vous voulez dire par « une certaine forme de violence » ? 
Si le spectateur ne comprend pas d’où vient ma colère et ce qui la justifie, il va recevoir cette colère et se sentir agressé par elle, donc il va avoir une réception agressive.

A l’issue de la représentation de la performance Grandes histoires de bananes, riz, tomates, patates que vous avez vu à l’Anis Gras pour la commémoration de l’abolition de l’esclavage, il y a eu quelques personnes, et j’en étais extrêmement surprise, qui ont trouvé que c’était un spectacle raciste anti-blanc. J’étais d’autant plus surprise qu’il s’agit d’une forme relativement consensuelle, où on parle d’une histoire qu’on partage tous. Mais à partir du moment où je dénoue l’histoire et où je l’ouvre, on peut se sentir agressé si on n’a pas fait la démarche de s’y intéresser par soi-même avant.

Avez-vous le sentiment de subir, à titre personnel, une inégalité de traitement en tant qu’artiste issu de l’immigration ; ou d’être victime d’une forme de stigmatisation, voire de ségrégation culturelle qui ne s’avoue pas en tant que telle ? 

Oui. Il s’avère que je viens aussi d’un milieu populaire, donc je suis un transfuge de classe. Forcément, je subis ce statut de transfuge. Dans mon parcours, j’ai subi des choses qui étaient extrêmement violentes et les personnes qui les infligeaient ne se rendaient pas forcément compte de cette violence. Il y avait un mépris de classe dans cette violence… Moi je réponds à la violence par la violence car je suis extrêmement déconstruite depuis toujours. J’ai grandi dans un environnement politisé et marxiste, ma mère est communiste, mais pas d’un communisme d’intellectuel parisien, je parle du communisme du monde ouvrier. Les outils critiques du marxisme m’ont permis assez rapidement de comprendre pourquoi je pouvais me sentir assez mal à l’aise dans certains espaces. Puis, assez tard, j’ai appris à déconstruire, à comprendre d’où venaient les discriminations, les assignations, les stigmatisations que je subissais et qui étaient de l’ordre de la race, sans m’en sentir coupable. Je me sens donc doublement discriminée, et la discrimination qui s’ajoute encore, c’est la discrimination artistique, de ceux qui pensent : « elle va encore nous emmerder avec ses histoires », la difficulté à tourner mes spectacles parce que je fais des choix d’auteurs inconnus, parce que je mets sur scène des choses qui ne sont pas consensuelles. Dans mon travail les choses sont énoncées clairement.

Plus généralement, les artistes issus de l’immigration souffrent-ils d’un déficit de visibilité sur les scènes européennes ? Ou au contraire d’une forme de promotion partisane et militante ? 

Oui, il suffit de regarder. Il y a plus de personnes diverses et variées dans la rue, dans les magasins que sur les plateaux de théâtre et dans le public. Pas besoin de compter ou de faire des études, il suffit juste d’ouvrir les yeux.

Considérez-vous que les théâtres publics manquent à leur mission de service public, en terme d’exigence de promotion de la diversité culturelle au sein de nos sociétés européennes multiculturelles ? 

Le « théâtre public », c’est comme « l’outil démocratique ». « L’outil démocratique » ça ne veut pas dire que la société est démocratique, et le « théâtre public », ça ne veut pas dire que la culture aujourd’hui est vraiment « à l’usage de tous ». On ne peut pas attendre grand’ chose à partir du moment où il y a un dévoiement des termes. Le théâtre et l’opéra sont élitistes et bourgeois, ce n’est pas une question du prix des places, mais de comment ces institutions fonctionnent. Elles sont monarchiques, de la même manière que la politique française est monarchique et bourgeoise.

Moi, j’ai toujours fait attention aux mots, et on espère toujours que les mots signifient ce qu’ils signifient, mais en fait, non, ils sont dévoyés.

Pour revenir à la « mission » du théâtre public, pour le moment, sa mission ce n’est pas celle-là, elle n’est pas de promouvoir « une diversité culturelle ». Il faudrait casser, déconstruire et imaginer « à partir de », mais on en est très loin parce qu’on ne peut pas s’isoler dans la société dans laquelle on est. Le théâtre fait partie de la société et en reflète le fonctionnement.

Pensez-vous que l’audiovisuel, ou d’autres secteurs du spectacle vivant tels que la danse ou la musique par exemple, remplissent davantage leur mission de promotion de la diversité que le théâtre ? 

Non. Je pensais que c’était le cas, mais, avec « décoloniser les arts » on a été contactés par des associations diverses dans le domaine du spectacle vivant, et on se rend compte qu’il y a le même problème dans les autres domaines. Par exemple, il y a un directeur d’une scène pour les musiques actuelles qui m’a appelé il n’y a peu pour me dire que, quand on fait des concerts, au Havre, ce sont seulement les videurs qui sont noirs. C’est donc pareil. Avec la danse, il y a également un gros problème. Moi je trouve que la danse, ce qui est le plus terrible, c’est qu’il y a une espèce de colonisation du corps. Petite, je voulais être danseuse, mais il y a quelque chose chez moi qui ne rentrait pas dans le cadre. Non, cette ségrégation, c’est partout.

Propos recueillis par Lisa Guez, dans le cadre du numéro 133 sur la diversité culturelle, coordonné par Martial Poirson et Sylvie Martin-Lahmani.

Tous les entretiens et témoignages recueillis dans le cadre de notre dossier "diversité" sont réunis sur notre site.
Le blog de Décoloniser les arts

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