De la positivité du désastre

À propos de « Time’s journey through a room » de Toshiki Okada au Kunstenfestivaldesarts

Photo © Elke Van den Ende

En 2011 et 2013, j’ai manqué les trois dernières présentations de Toshiki Okada au Kunstenfestivaldesarts (« The Sonic Life of a Giant Tortoise » et « We are the Undamaged Others » en 2011, « Ground and floor » en 2013). En 2010, excellent cru du festival bruxellois, j’avais assisté à une représentation de « Hot Pepper, Air Conditioner, and the Farewell Speech ». À l’époque, peu enthousiaste, j’en avais écrit ceci sur le blog de Bela qui m’hébergeait alors :

Il y a des années, quand il m’arrivait d’aller au théâtre avec des théâtreux (alors que je n’en étais pas encore un moi-même), une phrase parmi toutes avait le don de m’irriter à la sortie.

« C’est très bien mais ce n’est pas du théâtre ».

(…)

Y lire « j’admets que c’est beau et/ou bien fait et/ou intelligent et/ou drôle et/ou etc mais trop éloigné de ma conception de ce que doit être un plateau et/ou un acteur et/ou un texte et/ou etc pour que je cautionne complètement ». 

« C’est très bien mais ce n’est pas du théâtre ».

Y lire un refus d’élargir le champ des possibles. 

(…)

En sortant de « Hot Pepper, Air Conditioner, and the Farewell Speech » du Japonais Toshiki Okada, j’avoue honteusement avoir pensé : « C’est très bien mais ce n’est pas du théâtre ». 

Pire : j’avoue honteusement avoir considéré le public très enthousiaste avec mépris en me disant : « C’est foutu. Si les spectateurs du Kunsten applaudissent plus chaleureusement Okada que García, Schlingensief ou Díaz, ça signifie que l’image a gagné sur la pulsion. Ça signifie que la démonstration a gagné sur le partage de l’instant. Ça signifie que la pirouette conceptuelle a gagné sur la nécessité énonciatoire ». Merde. 

« C’est très bien mais ce n’est pas du théâtre ». 

Le spectacle d’Okada est logorrhéique (ce qui n’est pas une mauvaise chose en soi), très léché (mais pas très beau), use de la chorégraphie, de l’arythmie et de la bande-son dans des perspectives ultra-signifiantes qui confinent au symbolique permanent. Le spectacle d’Okada n’a rien à me dire que je ne sache déjà et emploie toute son énergie à démontrer que sa façon de me le dire est la plus chimiquement pure. Il déploie dans ma direction une injonction à constater sa brillance conceptuelle. Que la scène et la salle partagent les mêmes minutes n’a strictement aucune importance : le spectacle sera authentiquement similaire le lendemain, à Berlin, à Rio ou à Téhéran. 

Ce n’est donc pas du théâtre puisque l’œuvre fonctionne toute seule : elle n’a pas besoin du public pour exister. Ou plutôt elle n’en a besoin, exclusivement, que pour s’auto-célébrer en tant qu’Œuvre. Je n’aime pas être placé dans cette position. Ou plutôt : je n’aime pas que le théâtre me place dans cette position puisqu’elle va à contre-sens de l’essence du médium (à la différence des arts plastiques, de la musique ou du cinéma). Voilà le sens que prend aujourd’hui pour moi la phrase : 

« C’est très bien mais ce n’est pas du théâtre ». 

Si, en six années, le metteur en scène japonais n’a certainement pas changé d’épaule son fusil esthétique, impossible néanmoins d’affirmer pareil propos en sortant de « Time’s journey through a room », présenté cette semaine au Beurschouwburg dans le cadre du festival. Six ans après m’avoir laissé de marbre, Okada m’a profondément ému.

La raison en est simple : les résonances entre la réalité nippone évoquée sur scène et la réalité bruxelloise (voire plus largement occidentale) de l’audience sont multiples, denses et troublantes. Par le prisme du double trauma vécu par un homme (le tsunami de 2011, suivi par la mort de sa compagne d’une crise s’asthme quatre jours plus tard), Okada explore avec précision le champ de la positivité du désastre. Il ne s’agit pas ici de décliner le sempiternel couplet sur la résilience mais bien de décortiquer le moment où la perception bascule et où, via la catastrophe (collective et intime), on entrevoit un autre soi-même et une autre possibilité de lien à l’Autre.

Éloge du regard renouvelé

Photo © Elke Van den Ende
Photo © Elke Van den Ende

Lorsque la terre japonaise tremble, les voisins se rassemblent sur le parking de leur immeuble et s’adressent la parole comme ils ne l’avaient jamais fait. La terreur rapproche les êtres. D’une terreur l’autre, des dizaines de milliers de kilomètres et quelques années plus tard, le parallèle contingent avec le climat post-attentat qui a régné ces derniers mois à Paris et qui règne encore à Bruxelles s’opère, glaçant, et attise notre curiosité. Qu’avons-nous à gagner d’avoir été blessés ? Comment reconsidérer nos réalités intimes et collectives lorsque la conscience de la possibilité du pire ne nous quitte plus ? Cela ne va pas sans difficulté et c’est une exploration complexe des ressorts de la perception de soi qui fonde ce qui peut apparaître comme un éloge du renouvellement du regard porté sur le réel.

Autre rapprochement involontaire, esthétique cette fois : impossible de ne pas penser à la Duras d’Hiroshima. Même prisme intime post-catastrophe (on ne quitte pas l’appartement), même rythmicité presque hypnotique de la parole (c’est un ressac langagier qui se déploie ici). Le dispositif narratif est brillant dans sa simplicité : Okada place en coprésence deux couples dans la même pièce – celui que formait le personnage masculin avec sa compagne décédée et celui que le même homme projette de former avec une nouvelle petite amie désormais. L’action a lieu en 2012, au moment où la nouvelle amie est introduite dans l’appartement que la morte hante depuis un an, évoquant sans cesse les quatre jours de bonheur particulier passés ensemble entre le tsunami et sa mort. Deux temporalités distinctes se déploient simultanément. Le passé évoqué par la morte (dont on ne comprend que tard qu’il s’agit d’une défunte) et le présent de la nouvelle rencontre avancent de front, enveloppés l’un et l’autre dans un même écrin de perception où sons, lumières, vents, éléments, objets, ne cessent d’affirmer leur autonomie, leur permanence, leur indifférence aux atermoiements humains si vifs soient-ils.

Du théâtre et du grand, indubitablement.

Auteur/autrice : Antoine Laubin

Metteur en scène au sein de la compagnie De Facto.

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