Peter Brook – « Merci à la vie »  

Peter Brook s’est éteint telle une bougie qui se meurt lentement, longtemps, et dont la fin sans drame procure la réconciliation avec l’ordre du monde. Mes dernières rencontres avec lui me le révélaient différent car s’il avait perdu l’énergie d’autrefois il se montrait plus affectueux que jamais. Son regard était lumineux et son sourire d’une tendresse infinie. Il se préparait et acceptait la perspective de la fin. Et cela ne pouvait qu’apaiser les amis qui l’entouraient sur un fond nostalgique de ce qu’il avait été. 

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Le théâtre par temps de guerre et d’élections

Le théâtre est assimilé à un lieu et à une activité incertaine où le faux et le vrai s’enlacent et se disputent. Ce déchirement qui lui est propre se trouve être aussi à la source de l’amour et du désamour dont le théâtre éprouve le conflit. Déchirement qui intervient davantage encore lorsque le théâtre se trouve impliqué dans la vie, surtout dans des situations extrêmes qui, grâce à lui, se colorent d’une dimension excessive, marquée par l’impact d’un lieu ou d’une action étrangère au spectacle. Rien de pire que le théâtre en dehors du théâtre.
Un témoignage récent a surenchéri sur cette conviction qui m’accompagne depuis des années. Nous savions que bon nombre de civils ukrainiens s’étaient réfugiés dans le théâtre de Marioupol entièrement converti en abri pour ces démunis. Une metteuse en scène ukrainienne, Lioudmyla Kolosovitch, apporte un supplément d’informations (Le Monde daté du 11 avril) en racontant qu’en raison du froid qui régnait dans la grande salle, on avait ouvert la réserve des costumes afin de s’en servir pour se protéger de la rigueur météorologique. Quand le théâtre fut bombardé, bon nombre des victimes étaient couvertes d’habits de scène et cela donnait une dimension encore plus tragique au carnage. Parce que, dans un certain sens, le théâtre lui accordait une dimension grotesque inattendue…, de pauvres habitants ukrainiens travestis par des costumes de fortune sont tombés sous les bombes assassines.

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Wajdi Mouawad et sa Mère Courage

Un grand spectacle autobiographique au Théâtre de la Colline — Paris

« Comme Dieu ne pouvait pas tout faire, Il a inventé les mères », dit un proverbe du Proche-Orient. Dans bon nombre de cultures et des situations extrêmes, elles agissent comme Son substitut et, vouées à cette tâche extrême, les mères s’épuisent en efforts, s’érigent en gardiennes de leurs proches, veillent sur eux et s’assument meurtries jusqu’au sacrifice de soi. Elles s’érigent en Dieu, un Dieu laïque, familial et souvent débordé par les épreuves de la vie. Comme Mère Courage de Brecht ou une autre, de la même famille, cette Mère de Wajdi Mouawad. Les deux se trouvent confrontées à la guerre… comment être mère pendant la guerre ? À la même question, réponses similaires. Mères qui se protègent des émotions et livrent un combat sans merci sur fond d’exaspération excessive qui ne peut conduire qu’à la défaite finale, défaite crainte et pourtant inévitable. Mères Courage… Wajdi renonce et à l’article défini de « la mère » et à l’épithète « courage » pour proposer le titre générique de… Mère.

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Un spectacle hors norme – Le Château de Barbe-Bleue à l’Opéra de Lyon

A l’origine il y a le récit de Charles Perrault qui dresse l’image d’un maître meurtrier expert en frayeurs au cœur de son château où des femmes sont strictement verrouillées. La légende a ressuscité ensuite grâce à Maurice Maeterlinck qui écrivit Ariane et barbe bleue au début du XXème siècle et fut repris par Paul Dukas pour l’opéra qu’il signa ensuite ! En 1910 Bela Balasz consacre un poème particulièrement violent à l’étrange maître de la demeure royale engloutie dans le noir où il va livrer un combat sans merci avec sa dernière conquête, Judith ! Bela Bartok va le convertir en un bref opéra d’un tragique dévastateur ! Chef – d’œuvre des temps modernes où la guerre des sexes semble trouver son terrain de prédilection. Déchirement de l’homme et de la femme, sur fond de combat irréductible entre la conservation du secret derrière les sept portes du château que le protagoniste entend préserver à tout prix et le vœu de dévoilement, de lumière que la femme défend en adversaire irréductible. Fracture sur laquelle débouche le conflit des deux amants guerriers. Et si cette œuvre était la prémonition profonde de la Première guerre mondiale, guerre d’un double anéantissement des parties en conflit ? L’artiste n’est-il pas parfois un voyant illuminé ? Un visionnaire du « non-dit » du monde ? 

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Vues sur le mont… Jean-Claude Carrière

Point de reconstitution intégrale de ce paysage au relief varié que fut la vie de Jean-Claude Carrière tant évoquée après sa disparition. Mais, pour paraphraser le titre d’une célèbre toile de Hokusai, Vue sur le mot Fuji, seulement quelques vues sur « la montagne Carrière » obtenues grâce à la proximité, par éclipses, que j’ai entretenue avec lui. L’instant biographique vaut autant que le parcours panoramique : c’est une question de choix. Le myope et le presbyte voient des choses différentes mais l’essence de ce qu’ils parviennent à examiner ne diffère pas.

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De Max, une star est de retour

Parution, Claudette Joannis.
Edouard de Max, Gloire et décadence d’un prince de la scène française (1869 – 1924). 
Collection Saint – Germain des Près Inédit 

Dans ce livre rare Claudette Joannis s’engage sur les traces d’un acteur hors pair, Edouard de Max, venu de Roumanie, plus précisément de Iassy, pour s’imposer à Paris et finir dans son refuge hétéroclite du 66 rue Caumartin. Lui qui a tant aimé clamer les mots et projeter ses passions, assumera sur le ton de l’aveu testamentaire l’association des deux pays entre lesquels son destin se noua : « Vive la France ! Vive la Roumanie ! ».

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Mémoire et « Chant du cygne »

Tout artiste est dissocié de son œuvre, à l’exception des artistes du vivant. Ils sont indissociables et, parfois, ils en souffrent comme cet acteur anglais… qui avouait son regret de ne pas pouvoir se trouver dans le public pour se voir sur scène alors que le peintre peut regarder sa toile ou l’écrivain se refugier dans ses appartements avec un de ses livres à la main ! Il y a une souffrance et Max Frisch la confirmait en assimilant l’acteur à un peintre aveugle qui ne parvient pas à voir son œuvre. Il l’engendre et elle lui échappe, ou s’enfuie, dit-on, mais certains la conservent telle une seconde vie dont le corps se souvient et qui, de manière imprévue, s’éveille ou s’anime un instant. Ils ne sont pas nombreux mais bien que rares ils confirment cette persistance mnémonique déposée par bribes dans le coffret de la mémoire la plus secrète, mais jamais perdue ! Cette conviction s’est réactivée un soir lorsqu’une amie chère, Magda Stavischi, m’a envoyé un petit extrait de vidéo que j’ai regardé sans cesse, « à travers les larmes » comme le disait Tchekhov…

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Hommages à Ludwik Flaszen

Ludwik Flaszen: Farewell to a Totem

Ludwik Flaszen, one of the founders of the theatre awareness in our times, died in Paris yesterday, Saturday 24 October 2020. In 1959, this courageous and renowned critic was nominated literary director of the small provincial Teatr 13 Rzedów in Opole, Poland. He chose as artistic partner an unknown 26-year-old director who had still not finished theatre school: Jerzy Grotowski. Together, in a few years, they changed the essence of theatre through their practice and writing.
Ludwik Flaszen believed in a “theatrical” theatre and was the first to write about a “poor theatre” in reference to Grotowski’s performance Akropolis. Most of all he was a free, defiant spirit. Grotowski liked to call him his “devil’s advocate”. When Grotowski left Poland in 1981, Ludwik continued the activity of the theatre in Wroclaw until its closure in 1984. Then, he moved to Paris, continuing to collaborate with the Grotowski Institute in Wroclaw at regular intervals. 
Ludwik has been a mentor and a guide for many actors and directors in many parts of the world. Until recently, in the encounters with the younger generations, he was a captivating speaker, stimulating curiosity and questions. For me, who met him daily from 1961 to 1964 and often until a few months ago, he was more than an inspiration. I called him “rabbi”, the wise who knows the worth of the Word and Action. 
Now Ludwik is together with his accomplice Jerzy. Both continue to live in my heart.

Eugenio Barba  
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On s’en va… un soir de solitude

  • Mise en scène de Krzysztof Warlikowski

J’ai appris, avant de voir le spectacle, la mort de Ludwik Flaszen, et je me suis rappelé Akropolis où tous les personnages vont à la mort « avec le sourire aux lèvres » comme m’a dit un jour Jerzy : « Le sourire ? Pourquoi ? parce qu’ils veulent dire : comment ce n’est que ça ? »…

Et puis je suis parti avec On s’en va…, une vie et les morts qui se succèdent, pour des raisons biologiques, par accident, par excès érotiques. Ici ce n’est pas un groupe dans son intégralité qui est voué à la mort, mais un groupe qui se défait par les morts, une mort à laquelle personne n’échappe. Elle est inéluctable ! Mais personne ne la craint, chacun la subit et le groupe se réduit tout en se réunissant pour la cérémonie des adieux où les discours échouent invariablement : personne ne parvient à apaiser par la parole.

Wyjezdzamy 29_Crédit Magda Hueckel
Wyjezdzamy 29_Crédit Magda Hueckel

Parole pauvre, parole détournée, parole accusatrice.

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Immanence de la pierre, évanescence du fantôme

A lire : Monique Borie, Le fantôme ou le théâtre qui doute, Actes Sud, 1999.

Deux expositions renvoient à une pensée du théâtre et à l’écartèlement qui le définit entre « ce qui dure » et « ce qui s’évanouit » : Ruines de Josef Koudelka à la Bibliothèque Nationale de France et Léon Spilliaert Lumière et solitude au Musée d’Orsay. Il n’y a pas de tension plus ardue qu’entre ces deux propositions antinomiques. Contradiction irrésolue et vivante du théâtre écartelé entre les pôles opposés.

Koudelka, je l’ai rencontré et connu grâce à une inoubliable photo des Trois sœurs mythiques du grand Otomar Krejca montées en 68 à Prague, après l’invasion russe. Témoignage de la violence inouïe des relations entre les exilées tchekhoviennes, violence que la pellicule avait enregistrée en procurant un effet de proximité. L’image m’a bouleversé avant même de voir, des années plus tard, ce spectacle qui révélait avec une intensité inconnue les déchirements de ces femmes chassées de Moscou, leur « paradis » perdu à vrelation amicale avec la plus discrète et digne figure de la dissidence, Donia Cornea. Dans son atelier d’Ivry où il m’a convié, les vitres conservent la poussière depuis des années tandis que les tirages jonchent en désordre partout. Par contraste, dans ses Ruines de la BNF l’ordre règne et de la nuit savamment éclairée se détachent les fragments disparates saisies par Koudelka lors de ses voyages, plusieurs années durant, autour de Mare Nostrum.

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